Carbonneau, Jean-Rémi
(2019).
« Traditions étatiques et légitimation des langues minoritaires dans les systèmes fédéraux : les trajectoires divergentes de la Lusace et des Pays catalans » Thèse.
Montréal (Québec, Canada), Université du Québec à Montréal, Doctorat en science politique.
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Résumé
L'érosion des langues minoritaires dans les États multilingues est due à des relations de pouvoir inégales entre les groupes linguistiques et constitue un problème de recherche qui mérite une attention spéciale en science politique. L'étude de ce phénomène est d'autant plus pertinente que celui-ci existe non seulement dans les États unitaires mais aussi dans les États fédéraux, un type d'organisation qui se caractérise pourtant par le découpage du territoire en plus petites unités administratives dans le but
de refléter la diversité sociétale. Ce phénomène est particulièrement inquiétant dans les systèmes fédéraux en raison du potentiel de protection institutionnelle que ceux-ci offrent à la diversité linguistique concentrée spatialement, lequel peut mener à la création de niches territoriales, en conformité avec la lecture multinationale du fédéralisme. Or, l'érosion des langues minoritaires, empiriquement observable dans plusieurs fédérations formelles et États décentralisés aux XXe et XXIe siècles, laisse
voir que la négation de ce potentiel n'est pas fortuite. Nous postulons que les systèmes fédéraux partagent avec les États centralisés la même finalité ontologique de l'État nation linguistiquement homogène, mais que celle-ci peut être contrée par l'intervention de variables stratégiques et idéologiques: lors de tournants historiques dans le développement des États, grâce à un esprit du temps favorable aux minorités au sein des organisations internationales, aux valeurs inhérentes au clivage gauche droite ou à la compassion tardive des acteurs politiques. Une configuration avantageuse de ces variables peut mener à la mise en place de niches territoriales au profit de langues minoritaires ou, à tout le moins, leur fournir un degré de protection institutionnelle. Pour vérifier ces hypothèses, cette thèse propose l'étude comparée de deux systèmes
fédéraux similaires, l'Allemagne et de l'Espagne, sous l'angle des relations entretenues au cours de l'histoire par ces deux États avec la minorité incarnant la plus grande source de diversité linguistique subsistant toujours au début du XXIe siècle : les Sorabes de Lusace (une région historique à cheval sur le Brandebourg et la Saxe) et les
catalanophones, vivant dans une zone traditionnellement appelée Pays catalans, qu'un attachement profond à leur région respective (la Catalogne, le Pays valencien, les Îles Baléares et l'Aragon) empêche de subsumer sous le nom générique de Catalans. Bien que fermement ancrée dans le domaine de la politique comparée, cette thèse privilégie une perspective d'analyse multidisciplinaire axée sur le problème de recherche et empruntant simultanément à la sociolinguistique, au droit, à l'histoire et à la sociologie. Partant de la prémisse selon laquelle les institutions, reflétant les préférences de la majorité, exercent une contrainte considérable sur le comportement des locuteurs de langues minoritaires - ce qui contribue à l'érosion de ces langues -, la thèse adopte une approche théorique, des concepts opératoires et une méthodologie éclectique inspirés
du néo-institutionnalisme. Nous avons recours aux notions de tradition étatique de légitimation politique et de normalisation linguistique afin d'étudier la mise en place, l'évolution et la transformation des norme étatiques encadrant l'utilisation des différentes langues parlées en Lusace et dans les Pays catalans, ainsi que les effets à long terme de ces normes sur la vitalité du sorabe et du catalan. Méthodologiquement, cette thèse repose sur un riche corpus de littérature secondaire, des sources primaires
(archives, textes juridiques, comptes-rendus parlementaires, programmes de partis politiques, rapports d'organisations gouvernementales et non-gouvernementales), un important travail de terrain et des entretiens réalisés avec des spécialistes de la politique linguistique en Lusace et aux Pays catalans. La thèse est organisée autour de six chapitres. Le chapitre 1 est consacré à une revue de la littérature portant sur le problème de l'érosion des langues minoritaires au sein des États contemporains. Le chapitre 2 présente l'approche théorique, les concepts
opératoires et la méthodologie de la thèse. Les chapitres 3 et 4 explorent tour à tour l'approche historique de l'État quant à l'utilisation des langues sorabe et catalane à la lumière de la succession des régimes politiques : de l'adoption des Décrets de Nueva Planta (1707-1716) au franquisme (1939-1975) dans le cas espagnol; et du Congrès de Vienne (1815) au régime socialiste en Allemagne de l'Est (1945 -1 990) . Les chapitres
5 et 6 posent un regard contrasté sur les répercussions bénéfiques de la démocratisation et de la décentralisation de l'Allemagne de l'Est (1990) et de l'Espagne (1978) sur les Sorabes et les catalanophones ainsi que sur l'approche plus accommodante de la République fédérale d'Allemagne et de l'État des Autonomies laquelle a mené à la création de niches territoriales dans les Pays catalans mais pas en Lusace. L'étude comparée des Sorabes en Allemagne et des catalanophone en Espagne poursuit trois grands objectifs: 1) thématiser et mesurer le poids de l'histoire dans le rapport de
forces inégal entre langues majoritaires et minoritaires au sein des États contemporains; 2) jeter un éclairage sur les conditions historiques, politiques et sociologiques de la légitimation des langues minoritaires dans les États fédéraux et décentralisés; 3) identifier les facteurs favorisant ou entravant la mise sur pied de niches territoriales et la normalisation des langues minoritaires. Ces deux études de cas inédites représentent une contribution importante et viennent combler plusieurs lacunes dans les recherches sur le fédéralisme et les politiques linguistiques en étudiant le fédéralisme allemand sous l'angle des minorités linguistiques (une question taboue en science politique) et,
dans le cas espagnol, en étendant l'étude de cette relation à l'extérieur de la Catalogne et du Pays Basque, pour y inclure le Pays valencien, les Îles Baléares et l'Aragon.
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MOTS-CLÉS DE L’AUTEUR : fédéralisme, systèmes fédéraux , niches territoriales, traditions étatiques, légitimation, Espagne, Allemagne, sorabe, Lusace, catalan, valencien, Pays catalans