Bontems, Vincent et Gingras, Yves
(2007).
« De la science normale à la science marginale. Analyse d'une bifurcation de trajectoire scientifique : le cas de la Théorie de la Relativité d'Échelle ».
Social Science Information, 46(4), pp. 607-653.
Fichier(s) associé(s) à ce document :
Résumé
Dans le champ scientifique, les agents peuvent choisir de collaborer à la science ‘normal’, se placer à l’avant-garde la plus légitime (les ‘supercodes’, la ‘matière noire’, etc.), ou encore développer leurs recherches dans un nouveau cadre théorique, avec tous les risques que cela comporte. La marginalité d’une théorie soulève la question de la stratégie de ceux qui y collaborent même au détriment de leur ‘intérêt’ à court terme, qui orient plutôt vers la compétition immédiate pour occuper les positions centrales dans les domaines déjà constitués. La théorie de la relativité d’échelle (TRE) présente l’intérêt d’une telle situation car elle ouvre une possibilité qu’il faut créer de toutes pièces. S’y investir engage davantage que le choix d’un projet ‘risque’ (par sa difficulté même) dans le cadre d’un paradigme existant car, d’une part, la TRE innove par rapport aux bases conceptuelles déjà acceptées par tous et, d’autre part, se trouve aussi marginalisée par rapport à l’avant-garde la plus légitime (comme celle des ‘supercodes’). Ainsi, le cas de la TRE permet d’étudier une région du champ scientifique peu explorée par une sociologie des sciences qui fixe surtout son regard sur les cas extrêmes : histoire de théories devenues reconnues ou controverses spectaculaires. La TRE occupe encore, en 2006, une position marginale dans le champ de la physique. Sont statut diffère toutefois radicalement des ‘théories’ produites à l’extérieur du champ, sans correspondre pour autant à celui de la science stabilisée et sanctionnée : comme nous allons le montrer par une analyse bibliométrique détaillée, sa diffusion au sein du champ scientifique est relativement modeste mais réelle, et ses résultats, quand ils reçoivent la sanction d’une publication scientifique, sont rarement pris en compte par les chercheurs qui n’y collaborent pas déjà. Cette situation d’isolement au sein du champ révèle une tension conflictuelle entre la transformation que vise à opérer l’innovation théorique et les normes de l’évaluation normale entre pairs. En conclusion, nous comparerons la stratégie du fondateur de la TRE avec celle d’autres chercheurs ayant opéré, à un certain moment de leur carrière, une réorientation de leur trajectoire scientifique, afin de mettre en évidence les conditions sociales de bifurcation qui mettent en péril le capital scientifique cumulé jusque-là.