Études littéraires, hiv. 1999, vol 31. no. 2, p. 53-70.
La mort du roman:
d'un mélodrame et de ses avatars[1]
Bertrand Gervais
études littéraires, UQAM
Les idées que les ruines
éveillent en moi sont grandes. Tout s'anéantit, tout
périt, tout passe. Il n'y a que le monde qui reste. Il n'y a que le
temps qui dure. Qu'il est vieux ce monde! Je marche entre deux
éternités. De quelque part que je jette les yeux; les objets qui
m'entourent m'annoncent une fin et me résignent à celle qui
m'attend.
Diderot
Guy Scarpetta
fait paraître, en 1996, L'âge d'or du roman, un essai où il soutient, un peu par provocation, "que le
véritable âge d'or du roman, à bien y regarder, ce pourrait
être... aujourd'hui." (p.10) À travers la lecture d'une
douzaine de romans, tous parus en France dans les années quatre-vingts,
il entend montrer que la création romanesque contemporaine n'a rien
à envier aux œuvres du passé, que les Salman Rhusdie, Claude
Simon, Philip Roth, Milan Kundera, Carlos Fuentes, Kensaburô Oé et
al nous ont donné les chefs-d'œuvre de notre temps.
Cette
production romanesque est caractérisée par une très forte
métafictionnalité, par un brouillage des limites entre les
registres de la fiction et de l'autobiographie, par d'importants dispositifs
formels, la convocation d'éléments
hétérogènes, les ruptures dans l'action et la narration,
des jeux sur les personnages, l'intrigue et la représentation. C'est une
littérature, en fait, qui a su intégrer les résultats de
la remise en question fondamentale du roman du milieu du siècle, apparue
en France avec le Nouveau Roman et qui s'est répandue, touchant entre
autres les États-Unis peu de temps après.
Or, ces
stratégies qui feraient maintenant l'âge d'or du roman ont d'abord
signifié sa mort. Et le débat n'a jamais été aussi
virulent qu'aux États-Unis. Le roman y a connu une crise sans
précédent, que d'aucuns ont interprété comme sa
chute, sa mort par épuisement, et avec lui de la littérature tout
entière. Waiting for the End,
What was literature?, The Curious Death of the Novel, The Novel Alive or
Dead?, The End of the Novel, The Literature of Exhaustion, The Death of the
Novel, titrait de façon provocatrice la critique
des années soixante et soixante et dix.
Une telle
crise, comme l'indique l'idée même d'un nouvel âge d'or,
était imaginaire[2].
Le roman n'est pas mort, il n'a cessé au contraire de s'imposer comme
genre littéraire. Et la crainte de sa mort n'a été en que
l'expression d'une métaphore permettant d'exacerber une situation de
crise et d'en marquer le paroxysme. Une vue de l'esprit, une fiction que des
critiques nostalgiques, attachés à une tradition
littéraire en voie de disparition, ont avancées afin d'exprimer leur refus d'une nouvelle
conception du littéraire et de sa pratique.
Cette crise est
déjà chose du passé, mais a posteriori on comprend qu'elle
n'était pas un phénomène unique ou isolé. Au
contraire, notre monde n'a cessé depuis d'être secoué par
des crises de toutes sortes, des morts à répétition, qui
ont touché non seulement une tradition littéraire sur le point de
se dissoudre, ou déjà en ruine, mais encore et surtout un ordre
culturel complet. La mort du roman n'a pas été un
événement singulier, mais un épisode dans une longue séquence
de morts qui, au delà de la littérature, a aussi touché
Dieu, l'homme, l'auteur, la musique, la peinture, l'Histoire, les
idéologies et qui rejoint, dernièrement, le livre et la culture
de l'imprimé. Tout connaît une fin, annoncée comme une
apocalypse. Le livre n'y échappe pas, menacé de toutes parts
maintenant par l'ouverture du cyberespace et de la cyberculture, liés au
développement des nouvelles technologies de l'information et de la
communication (Lévy, 1997), par une commercialisation exacerbée
de la culture, où la traduction l'emporte sur la tradition (Gervais,
1998), par une fragmentation importante du lectorat et de ses périodes
de loisir, etc.
De façon
à comprendre comment celle-ci, la fin du livre, reproduit
celle-là, la mort du roman, comment un même imaginaire s'empare
d'une situation de transition pour la présenter comme fin, je ferai une
incursion sur le terrain miné des crises culturelles. Je me concentrerai
sur le débat américain sur la mort du roman, entre autres parce
qu'on y retrouve illustrés les principaux mécanismes de ces
crises, dont la répétition est devenue un fait de
société. Cette mort maintenant datée permet d'anticiper le
déroulement de l'actuelle crise du livre et de la lecture; elle permet
en fait de la poser pour ce qu'elle est, un artifice d'une grande
régularité destiné à masquer une transition
redoutée. J'y reviendrai en dernière partie, où on verra
que le mal qui menace la littérature et le livre n'est plus la
commercialisation de la culture, mais l'informatisation, voire la mise en
réseau électronique de la littérature.
Que se
passe-t-il quand une tradition littéraire s'épuise, quand un
ordre culturel stabilisé (ne serait-ce que temporairement) se
défait? L'attitude adoptée dépend du lieu habité,
de la direction du regard, oscillant entre la nostalgie, quand tout semble
s'anéantir et périr, et l'enthousiasme, pour tout ce qui vient
renouveler le passé.
La fin sert
d'argument, d'argument d'autorité. Son annonce est la confirmation d'une
situation de crise et de l'imminence de son dénouement. Elle inscrit en
fait une triple temporalité: elle est une menace perçue au
présent d'un événement futur qui met un terme à ce
qui a précédé. Elle est bris de tradition: d'un ordre
préexistant, d'un système de valeur, d'un monde. Elle implique
toujours un antécédent et, par la force des choses, une
transition. La fin n'est jamais complète: l'achèvement d'un monde
est l'amorce d'un autre.
Confrontées
à une telle situation, deux attitudes s'opposent, selon que l'ordre
menacé est ou non à l'avantage du sujet. S'il l'est, ce dernier
chercher à annuler, voire à reporter sa fin; et, au contraire,
s'il ne l'est pas, il tente de la provoquer et d'amorcer le renouvellement
pressenti. Les uns pleurent la mort de phénix, les autres participent
à sa renaissance. L'imminence de la fin appelle donc une action. De
nature pratique peut-être – sauver le monde est une quête
héroïque –, mais avant tout de nature sémiotique. Elle
suscite en fait une intensification de l'activité sémiotique. Il
faut savoir ce que la crise signifie, pouvoir identifier quels en sont les
signes et les indices, ce qui permettra de l'atténuer ou encore d'en
aviver les effets[3].
Deux attitudes
donc, deux sémiotiques. L'une rétrospective, qui contemple les
ruines et s'inquiète de la valeur de ce patrimoine et de la
possibilité d'en maintenir intact des fragments; l'autre prospective,
qui examine ce qui déjà se construit sur cet espace laissé
vacant. Pour le roman et sa mort, les propos de Leslie Fiedler permettent
d'illustrer la première attitude et ceux de John Barth, la seconde. De
l'un à l'autre, on passe en fait de la posture d'un critique,
réfléchissant sur l'évolution littéraire des
États-Unis, à celle d'un auteur, impliqué dans une
pratique d'écriture.
Leslie Fiedler,
important critique des années soixante, a joué de façon
admirable ce rôle de mauvais augure. Ses titres chocs et ses
déclarations polémiques en ont fait le Hérault de cette
mort redoutée du roman. Ses prises de positions ont donné crédit
à cette agonie en la sortant des revues et des éditoriaux, pour
l'inscrire en toutes lettres dans ses essais littéraires,
destinés à une plus longue durée, à une survie en
bibliothèque. Titrer un livre Waiting for the End (1964), c'est imposer l'eschatologie comme rhétorique. C'est ouvrir
la fin comme temporalité et chronotope, inscrire une situation proche de
son achèvement, sur le point de s'accomplir dans un réel toujours
proche, bien que fuyant. La fin n'est pas là, immédiate,
définitive; elle reste un horizon d'attente, un fantasme, qu'il faut
entretenir[4].
Cette mort,
dit-il, est provoquée par un changement de garde, l'absence d'une
véritable relève, sans compter un désintérêt
croissant pour le romanesque. Les auteurs qui avaient fait la renommée
du roman moderne américain et qui avaient réussi à imposer
les États-Unis comme une puissance littéraire, ont
commencé à disparaître. La mort du roman est marquée
initialement par des décès. Ernest Hemingway meurt en 1961,
Faulkner le suit peu de temps après en 1962, Fitzgerald est
décédé depuis 1940, Dos Passos vit jusqu'en 1970, mais son
œuvre date des années vingt et trente. L'importance des deux
premiers est pour Fiedler fondamentale. "The Death of the Old Men"
s'ouvre sur le sentiment de terreur qui doit nous habiter maintenant que ces
deux sages sont partis:
De toute façon, ils sont morts, un suicide lent par la bouteille pour l'un, un plus rapide par arme à feu pour l'autre, ce qui semble approprié pour notre tradition; et nous devons nous réconcilier, à la fois avec nous-mêmes et avec eux. Leur mort a rendu cristallin ce que le passage du temps avait déjà commencé à nous montrer [...]: à savoir que ces deux écrivains représentent pour nous et pour le monde la signification et le véritable succès du roman aux États-Unis pendant la première moitié du vingtième siècle. (1964, p. 9)
L'esthétique
moderniste vit un deuil. Mais, plus important encore, elle est en deuil d'un
monde. Les conditions sociales ont évolué avec le siècle
et la critique fondamentale de la bourgeoisie inhérente au modernisme n'a
plus le même impact. Les raisons de cette esthétique sont
enfouies, nous dit Fiedler, sous les cendres de la deuxième guerre
mondiale. Au sortir des années quarante, les révolutions
technologiques se sont précipitées, qui ont fait apparaître
de nouveaux moyens de communication. La culture s'est commercialisée, le
cinéma a assuré son emprise sur l'imaginaire populaire et la
télévision a fait graduellement son apparition. De nouvelles
conceptions du monde, de la science et du savoir sont apparues qui ont
marqué définitivement la société. Cette
évolution explique, pour Fiedler, le désintérêt
croissant du public pour le roman et les nouvelles fictions. Pour une
population de 180 millions, au début des années soixante, on ne
vend pas plus de 600 copies d'un bon nouveau roman. Le lectorat est
occupé ailleurs. Il écoute la télévision,
fréquente les ciné-parcs et se ballade en automobile. D'aucuns
diront qu'il n'est plus cultivé, qu'il lui manque les bases culturelles
pour comprendre le modernisme et le roman qui en était une des formes.
On anticipe déjà sur la crise des années quatre-vingts sur
l'éducation culturelle et littéraire des Américains, alors
en pleine fermeture d'esprit (Bloom 1987) et incapables d'assurer les bases
d'une identité nationale.
On anticipe aussi sur l'actuelle crise du livre, délaissé
par une culture hypnoptisée par l'écran de ses ordinateurs.
Le
symptôme par excellence de l'épuisement du modernisme est, pour
Fiedler, l'absence d'une relève. Aucune nouvelle
génération ne semble apte à prendre le relais d'Hemingway
et de Faulkner. Les nouveaux auteurs font dans l'anti-roman (tel Vladimir
Nabokov, John Barth, William Burroughs), ou alors produisent des œuvres
insipides (et Fielder de mentionner Bernard Malamud, Philip Roth, Katherine
Anne Porter, Mary McCarthy). La morale, de plus, se détériore.
Des œuvres font l'apologie de l'alcool, des drogues, du sexe et de la
révolte. Jack Kerouak et toute la génération Beat poussent
la littérature hors des sentiers battus, du côté de
l'improvisation et d'une nouvelle culture. La littérature devient
l'objet de procès pour indécence: Lolita, de Vladimir Nabokov, paru en 1955 chez Olympia Press à Paris; Howl de Allen Ginsberg, paru en 1956; The Naked Lunch de William S. Burroughs, publié en 1959 à Paris et en 1962
aux États-Unis. Fiedler s'insurge d'ailleurs contre les proses
fragmentaires et décadentes de William Burroughs. Il y retrouve
entretenue une nausée de la fin, dit-il, aussi forte que celle induite
par la pornographie. De l'ordre du scandale. L'incipit de "The End of the
Novel" le dit explicitement:
Que lui reste-t-il à faire, à Burroughs, avec le roman dans son avenir actuel, son anticipation du temps non humain? Rien, sinon que le détruire; ou plutôt, d'expliciter qu'il s'est déjà détruit lui-même, puisqu'il s'agit d'une forme qui s'est actualisée au milieu du XVIII siècle, au moment précis où l'homme est devenu conscient de son inconscient et a commencé à vouloir racheter ses fautes. Et il est difficile de voir comment le roman aurait pu survivre à cette croyance des premiers romanciers dans le capacité de la rationalité à comprendre l'irrationnel. Il y a de nombreuses façons de déclarer la mort du roman: le parodier tout en faisant semblant de le copier, comme le font Nabokov ou John Barth; le réifier en une collection d'objets, comme Robbe-Grillet; ou le faire exploser, comme William Burroughs, n'en conserver que des fragments tordus de l'expérience et le miasme de la mort. Il semble bien que cette dernière voie corresponde à la manière américaine; et c'est certainement la voie qui obsède Burroughs [...].(1964, p. 172)
Le roman est un
corps qui vit, qui se transforme. Un corps surtout qu'on peut déclarer
mort. Car il y a là plus qu'une autopsie, dans cette charge, il y a un
performatif. Un acte de langage dont le but n'est pas de décrire un
état de fait mais de le faire advenir. Ce que font Nabokov, Barth et
Burroughs, c'est d'exploiter les limites de la forme romanesque, d'attaquer de
front des conventions littéraires, des modes de représentation,
une tradition. Ils ne tuent pas le roman, ils en renouvellent la pratique. Et
ils ne sont pas les seuls à le faire à cette époque[5].
Aucune mise à mort ne
précède le certificat de décès de Fiedler. La
déclaration n'a pas pour but de faire connaître ce fait, mais de
le faire exister, comme un performatif. Un tel acte de langage est
réussi, on le sait, si l'état qu'il nomme advient bel et bien, du
fait même de son illocution. Cet état est de nature
conventionnelle. Ce sont des faits de société qui sont
institués, des conventions. Un mariage ou une condamnation n'existent
qu'en regard de normes sociales préétablies. Deux grandes
conditions de réussite d'un performatif sont habituellement
identifiées (Austin, 1970): il faut que les conventions qui
déterminent les règles de jeu du performatif, ses
procédures, soient partagées par tous les participants et que
celui qui prend en charge ces procédures ait l'autorité
suffisante et soit dans la situation appropriée pour les remplir. Seul un
curé dans une Église peut marier un couple, et encore selon un
rituel précis. De la même façon, seul un critique, reconnu
par ses pairs, publiant des articles dans des revues littéraires et
repris dans des essais, développés selon les règles de
l'art et répondant à des attentes, peut déclarer le roman
mort. Cet état ne sera jamais que conventionnel, une mort symbolique,
mais il aura tout le crédit nécessaire pour s'imposer comme
vérité, du moins pour sa communauté d'adhésion. On
y croira parce qu'on veut y croire. Parce que cette vérité appréhendée
confirme un sentiment d'impuissance face aux multiples transitions
perçues et parce qu'elle touche à un rapport d'identification
essentiel à une conception de l’Amérique.
De fait, les
enjeux paraissent de taille. La mort du roman n'est pas une quelconque
disparition, mais une catastrophe nationale. C'est que les liens qui unissent
les États-Unis et le roman sont marqués d'idéologie:
"Une nouvelle forme et une nouvelle société, leurs
commencements coïncident avec les débuts de l'époque moderne
et servent en fait à les définir. Nous vivons non seulement
à l'âge de l'Amérique, mais à l'âge aussi du
roman [...]".(1977, p. 131) Dans l'imaginaire américain, les deux
destinées sont liées, de sorte que "Toute suggestion que le
roman, après ces brefs deux cents ans d'existence, soit sur le point de
disparaître, aux États-Unis du moins, qu'il puisse perdre sa
prééminence et son statut comme forme littéraire dominante
est reçue avec des réactions de consternation et de
mépris." (1964, p. 172)
La mort du roman
n'est donc pas juste la fin d'un monde, d'un ordre social, la disparition d'une
culture des lettres au profit d'une non-culture, celle de l'écran, de la
vitesse, d'une tradition disparue comme cadre de référence
(qu'elle soit acceptée ou refusée) et remplacée par une
culture du spectacle, une pratique hautement commercialisée[6];
mais aussi et surtout la fin d'un pays, d'un idéal que le fantasme du
"Great American Novel" avait entretenu. Le roman apparaît comme
la dernière forme narrative inventée qui réponde aux
aspirations de cette culture lettrée en voie de disparition et sa mort
en signe la fin. Il n'y aurait plus rien après le roman qui soit encore
de la littérature, qui satisfasse les attentes de cette culture, dans
l'exercice entre autres de cet art qu'est la lecture littéraire. C'est
un âge d'or déjà perdu, dont on entretient avec nostalgie
le souvenir.
En 1967, Luis
Rubin Jr fait paraître un essai, The Curious Death of the Novel, qui exploite ce débat sur la mort du roman. Son tout premier geste
est de rédiger une fable littéraire, qui décrit sur un ton
sarcastique l'enjeu fondamental de cette situation: les résistances,
somme toute futiles, à un passage de la garde.
FABLE
Il était une fois un groupe d'écrivains très talentueux
qui étaient connus comme les Romanciers Modernes, qui écrivaient
des livres désignés par le terme de Romans Modernes. Ces
écrivains connus comme les Romanciers Modernes se nommaient Joyce et
Proust et Dreiser et Mann et Faulkner et Fitzgerald et Hemingway et Wolfe; et,
bien qu'aucun de ces écrivains n'ait écrit de livre qui pouvait
ressembler aux autres du groupe, ils étaient tous
considérés comme de très bons Romanciers Modernes.
Au même moment, il y avait
un autre groupe, certains d'entre eux très talentueux et certains autres
beaucoup moins, et qui étaient connus comme les Critiques
Littéraires. Ils lurent les livres des Romanciers Modernes et ils se
dirent les uns aux autres: "Ha, ha! Maintenant, nous savons ce qu'est le
Roman Moderne." C'était une observation astucieuse et ils en furent
très satisfaits. Le temps passa et après quelques années,
tous les écrivains connus comme les Romanciers Modernes moururent.
Il y avait alors de jeunes gens qui écrivaient aussi des
livres et qui prétendaient que ces livres
étaient aussi des romans et que, par conséquent, ils
étaient aussi des Romanciers Modernes. "Ciel! Non!",
répliqua le groupe connu comme les Critiques Littéraires.
"Comment pouvez-vous être des Romanciers Modernes? Les Romanciers Modernes sont ces
auteurs qui écrivent des Romans modernes et nous savons tous ce que
c'est qu'un Roman moderne; c'est un livre écrit par Joyce ou Proust ou
Dreiser ou Mann ou Faulkner ou Fitzgerald ou Wolfe."
"Mais nous ne sommes pas ces écrivains modernes
là," dirent les jeunes
gens, "nous sommes
Bellow et Malamud et Styron et Barth et Salinger et ainsi de suite."
"Ne soyez pas idiots" déclara le groupe connu comme les Critiques Littéraires. "À moins que vous n'écriviez le même genre de livres que ceux rédigés par les Romanciers Modernes, vous ne pouvez écrire des Romans Modernes et vous ne pouvez être des Romanciers Modernes."
"Mais tous ces gens sont morts," ont objecté
les nouveaux auteurs.
"C'est vrai," a admis le groupe connu comme les Critiques
Littéraires, "et il en est de même pour le roman."
"Alors comment appelez-vous les livres que nous avons
écrits?", ont
demandé les nouveaux auteurs.
"Nous ne saurions vous dire," a dit le groupe connu comme les
Critiques Littéraires, "parce que, maintenant que le roman est
mort, nous ne nous tenons plus au courant des nouvelles tendances en
fiction."
Moralité: Il n'y a rien de plus mort qu'une définition
morte, si ce n'est un Critique mort. (1967, p. 3-4)
Si le roman meurt, la fiction peut et doit en
renaître.
Marc Chénetier
Au moment
où le roman meurt, sa renaissance est déjà en
préparation. Face à la crise, il y a ceux qui prophétisent
le fin du monde et les autres qui s'activent à son renouvellement. Ce que Fiedler nomme l'anti-roman,
cette littérature irrévérencieuse, dont il trouve des
exemples chez Vladimir Nabokov, John Barth et William Burroughs, est au
cœur de cette nouvelle esthétique. John Barth en fera état
dans un article qui a été l'objet d'une étonnante
méprise. Son titre, "The Literature of Exhaustion", portait
à confusion et il a interprété comme une autre
démonstration de l'épuisement de la littérature et de sa
mort. Or cet article, écrit en 1967, était plutôt un appel
au renouvellement, un examen des possibilités littéraires, des
jeux formels narratifs brisant avec la tradition romanesque. Cette analyse a
été proposée à une époque de grands
bouleversements, une période où l'invention et
l'expérimentation étaient de mise, des happenings aux
performances intermédiatiques; et Barth tente de retrouver un fil
conducteur, ce qui, dans l'effervescence, saura s'imposer comme
véritable production artistique. Au lieu de refuser d'emblée
cette nouveauté, comme autant de symptômes d'un mal qui gruge la
culture jusqu'à la moelle, il essaie d'en établir une
topographie. Comme un nouveau monde qu'il s'agit de se représenter.
S'ouvrir
à la nouveauté n'implique pas de tout accepter les yeux
fermés. Au contraire, Barth reste sceptique face à
l'élimination de la conception de l'artiste comme virtuose ou
maître d'un art, qui a lieu à l'époque, et à son
remplacement par un logique de la rupture tous azimuts. Il prend la peine
d'ailleurs de distinguer trois types d'artistes, afin de saisir comment se déroule
ce renouvellement des formes narratives et romanesques. Il distingue donc les
artistes et écrivains techniquement vieux jeu ("technically old
fashioned") des artistes techniquement à jour ("technically
up-to-date"); et, dans le second groupe, il sépare les artistes des
non-artistes (1984, p. 66). Barth s'en prend aux écrivains qui font
encore comme si le vingtième siècle n'avait pas existé et
qui pratiquent le roman de Balzac, Tolstoï, Dostoïevski. Des
écrivains comme Saul Bellow, John Updike et John Gardner sont, pour
Barth, des représentants de cette arrière-garde dont
l'esthétique est vieillotte et par la force des choses
dépassée. Mais cela ne veut pas dire que tout ce qui se fait en
réaction à cette esthétique est de l'art ou de la
littérature. La rupture ne fait pas l'art. Elle en assure
peut-être l'avant-garde, mais celle-ci s'aventure souvent sur une glace
aussi mince que fragile.
Barth identifie
les fictions de Jorge Luis Borges comme l'illustration par excellence de cette
littérature de l'épuisement, d'un rapport au narratif et au
littéraire qui est fait d'une exploration des limites du genre, un
déboulonnement des conventions littéraires, pour fins
d'inventaire. Il cite la nouvelle "Pierre Ménard, auteur du
Quichotte", parue dans les Fictions, où le Ménard en question est dit avoir écrit mot
pour mot des chapitres entiers de l'œuvre de Cervantes (deux entiers et
des fragments d'un troisième), par une étrange
métempsycose qui aurait fait se croiser les deux imaginations. Borges y
distingue l'œuvre visible de cette autre œuvre, "la souterraine,
l'interminablement héroïque, la sans pareille" (1993, p. 469),
où ce qui importe n'est pas l'achevée, l'officielle,
entrée dans les annales, mais l'inachevée, celle qui est encore
un processus, quelle qu'en soit l'originalité. Pour Barth, l'important
dans cet exemple vient de ce que "Borges ne s'attribue pas le Quichotte,
de la même façon qu'il ne le recompose pas comme Pierre
Ménard; il écrit plutôt une œuvre littéraire
remarquable et originale, dont le thème implicite est la
difficulté, voire la non-nécessité, d'écrire des
œuvres littéraires originales." (1984, p. 69) La littérature est ce qui se
fait, non ce qui doit être préservé.
L'influence du
"Pierre Ménard" de Borges est fondamentale pour Barth,
qui a écrit un roman sur le
même principe. The Sot-Weed Factor, paru en 1960, est un pastiche de roman du dix-septième
siècle écrit au vingtième, comme si les trois
siècles qui séparaient la forme de sa reprise n'avaient jamais
existé. Plus personne n'est censé écrire de romans de
cette façon. Les
conventions littéraires sont à ce point dépassées
que leur adhésion finit par s'imposer comme stratégie
métafictionnelle. Pour Barth, The Sot-Weed Factor est un roman qui imite la forme du roman, par un auteur qui imite le
rôle de l'auteur. (1984, p. 72) C'est la littérature au second
degré.
En donnant
Borges, Beckett et Nabokov en exemple dans "The Literature of
Exhaustion", Barth vise cet ajout d'une seconde dimension[7].
Il explore déjà les principales avenues de la
métafictionnalité, ces stratégies qui deviendront
caractéristiques de la fiction postmoderne alors en pleine fermentation
et dont l'usage répandu en incitera certains à croire, quelques
décennies plus tard, à un véritable âge d'or du roman[8].
Cette
littérature a porté divers titres. Elle a été pour
les uns "métafiction"
(proposé entre autres par William Gass); et pour les autres,
transfiction, parafiction ou même superfiction. Il a été
question d'antiréalisme, de postréalisme, d'une
littérature réflexive, voire spéculaire ou narcissique,
d'un nouveau roman spécifiquement américain, avant d'en arriver
tout simplement au terme de fiction postmoderne. Une fiction qui cherche
à atteindre une opacité narrative et langagière, une
reconfiguration de la lecture sur le mode de la réflexivité, où
la lecture littéraire n'y est plus en fait l'exercice ultime d'une
culture lettrée, mais une condition essentielle de sa saisie.
C'est une
littérature qui se veut consciente de son statut de littérature
et qui prendra tous les moyens pour assurer ce retour sur soi:
intertextualité généralisée, reprises parodiques de
genres littéraires ou paralittéraires (tel le roman policier, la
science-fiction ou le roman d'amour), mises en abyme complexes, brouillages
narratifs et énonciatifs, procédés de fictionnalisation de
l'Histoire, de ses événements et de ses agents (Hitler, Nixon,
les Rosenberg, etc.), satires, incorporation d'images et de dessins, jeux sur
la typographie, etc. L'hétérogénéité en est
le commun dénominateur, malgré le statut paradoxal de cette assertion.
Les conventions de la représentation y sont attaquées de toutes
parts. Les intrigues se défont comme des lacets mal attachés, les
personnages y subissent tous les outrages[9].
Cette
littérature ne parle plus que d'elle-même. Elle fait la guerre à
son lecteur, joue de l'Histoire comme d'un instrument à vent,
privilégie la primauté de l'imagination et se
désintéresse, dans son exploration des limites, du sens de la
littérature. Pour cette raison, John Gardner l'accusera, dans On
Moral Fiction, d'être une
littérature amorale, une littérature qui a perdu le cap et s'est
égarée dans des considérations secondaires et non
essentielles. La métafictionnalité a sonné le glas du
roman. La poursuite d'une recherche formelle a eu pour effet d'isoler la
littérature de la société et d'évacuer toute
responsabilité morale de l'auteur, dont le but premier doit être
pourtant, aux dires de Gardner, d'agir sur le monde: de le critiquer, de
chercher à le rendre meilleur.
La fiction comme pur langage (texture versus structure) est à la mode. Il s'agit d'une des manifestations de ce qu'on nomme le "postmodernisme". En fait, l'erreur est une question de moralité, du moins en ce sens qu'elle démontre, de la part des écrivains, un manque d'intérêt ou d'ouverture. [...] Et, puisqu'une des raisons pour lesquelles nous lisons de la fiction est l'espoir que nous serons touchés, découvrant des personnages que nous pouvons apprécier, la très académique recherche d'une opacité suggère, sinon de la misanthropie, du moins une perversion ou une absence de profondeur qu'aucun lecteur ne tolérerait sauf s'il est un de ces pauvres innocents mal nourris qui acceptent timidement le viol de leurs sentiments, de par l'habitude qu'ils ont de croire qu'il leur manque quelque chose, ou un de ces arrogants qui rient face à des choses obscures car leur plaisir leur prouve qu'ils ne sont pas comme le commun des mortels. (1977, p. 69)
La
littérature de l'épuisement est décadente, dit Gardner,
elle est une mort de son âme. Et quiconque la pratique participe à
sa chute. Comme recherche de nouveaux récits, explique Gardner, la
littérature est bel et bien épuisée depuis des
siècles. Mais c'est faire fausse route que de rechercher son
originalité au niveau formel. Son rôle est de raconter des
récits archétypiques, afin de comprendre à nouveau leur
vérité, et à ce titre, "la littérature sera
épuisée uniquement quand, dans notre folle arrogance, nous
l'aurons abandonnée." (1977, p. 66)
L'expérience
du décentrement, qui est à la base de la littérature postmoderne,
est présentée comme un égarement qu'il faut corriger. Elle
est perçue comme le symptôme d'un malaise, d'une
société qui fait de ce décentrement une expérience
quotidienne, inéluctable. Et c'est tout cet édifice social qui
est visé. L'appel à une nouvelle moralité est l'expression
d'une idéologie du ressentiment et de son regard tourné vers une
tradition maintenant désuète. Le roman est déjà
mort, la fin est déjà passée. La parole dit explicitement
ce qu'elle n'avait jamais cessé d'être, un refus de la transition,
et le désir d'en rester là, dans un système de valeurs
assuré, connu, maîtrisé.
The most primitive literary response to the threat
of cybernetics is paranoia.
David Porush
Les morts se
succèdent et finissent par se ressembler. Après celle du roman,
mélodrame joué sur fond de commercialisation de la culture, est
apparue celle de la culture lettrée, puis celle du livre. Entre les
deux, c'est la fiction postmoderne qui est décédée,
celle-là même qui avait enterré le modernisme. Dans une lettre sarcastique parue dans The
New Yorker, en 1974, Donald Barthelme
s'était amusé de cette situation, empilant les morts les unes sur
les autres: le modernisme, le naturalisme, le structuralisme, l'existentialisme,
la nouvelle critique américaine, le nouveau roman, l'anti-roman. Son
énumération n'avait plus de fin...
Le roman de la terre est mort, tout comme l'expressionnisme, l'impressionnisme, le futurisme, l'imagisme, le vorticisme, le régionalisme, le réalisme, l'école de théâtre du Kitchen Sink, le théâtre de l'absurde, le théâtre de la cruauté, l'humour noir et le gongorisme. [...] Être un préraphaélite à notre époque, c'est vraiment chercher à être déphasé. Et, bien sûr, la poésie concrète – a coulé comme une roche. (1997, p. 14)
Sous la plume
acérée de Barthelme, les morts s'accumulent jusqu'à la
dérision. Les mouvements ne
sont que des catégories de pensée qui servent à
résumer une pratique et une esthétique, à les
désigner d'un nom comme s'il y avait là un principe
d'identification. C'est la littérature visible. Mais ces noms ne sont
que des raccourcis, des étiquettes faciles à manipuler et, bien
sûr, à jeter après
usage. Dans une logique de la consommation, les produits sont faits pour
être renouvelés, quitte à ne changer que l'étiquette
quand rien de nouveau n'a été usiné. L'étiquette
comble un vide, elle se substitue à une mouvance difficile à
saisir, la remplaçant par une donnée stable, un fragment de
savoir, un nom, même s'il ne correspond à rien de précis et
qu'il vient jusqu'à dénaturer ce qu'il est censé
identifier[10].
Mais, ce qui
vaut pour la pratique d'un art ne vaut pas pour sa connaissance. L'imaginaire
de la fin répond tout à fait à cette sémiotisation,
à ce processus de désignation. À la chose elle-même,
on substitue un nom, un mot qui engage sa propre logique. Il apparaît
ainsi comme cette ponctuation nécessaire, qui vient mettre en ordre et
donner un sens à cette mouvance, en désignant ses multiples étapes,
l'achèvement d'un mouvement suivi d'un renouvellement, dessinant des
périodes de transition.
La fin est un
principe structurant. Elle inscrit du discontinu, des unités
discrètes qui se gèrent aisément. Elle est ce qui permet
d'interpréter un monde, une situation dont les signes ne se comprennent
pas d'emblée, et de leur fournir une direction, un sens, même si
c'est celui négatif de leur clôture. Le discours de la fin
implique un regard qui a déjà pris ses distances et qui se veut
critique. Dans les termes de la sémiotique de C. S. Peirce, la fin est
de l'ordre de la tiercéité, de la loi, du général,
du sens. Quand la situation n'en est qu'à ses débuts, pleine de
ses promesses, ou tant qu'elle est encore en pleine actualité, se
déroulant pour ainsi dire sous nos yeux, nul ne peut savoir quelle
direction finira par s'imposer, combien de temps durera le mouvement, quel en
sera la forme accomplie. La fin permet de compléter le processus et
d'identifier ce qu'il en a été de cette situation. Elle permet en
fait de la relogifier, de lui donner forme et contenu, début, milieu et
fin. Et, si elle est vécue comme crise, d'expliquer ce qui aurait
dû être fait.
Il n'est donc
pas étonnant de la voir sans cesse utilisée sur le marché
des idées. Déclarer la mort de quelque chose, c'est s'inscrire du
côté de l'autorité, de la parole. C'est faire un acte de
langage qui vient établir une totalité, cet état de fait
achevé, dans les deux sens du terme. Les reprises ironiques de Rubin et
de Barthelme montrent du doigt ce pouvoir en le tournant en dérision, seule
façon de le neutraliser tout en exposant sa force. Il est mis en
scène dans ses effets pervers, la polarisation, le refus du changement,
le caractère arbitraire des sentences prononcées.
Les
dernières décennies nous ont appris que la mort était une
rhétorique efficace, que tout pouvait être menacé de fin.
Le danger, a-t-on fini par comprendre, n'avait fait que croître avec le
temps. Du roman, dont l'annonce périodique de sa mort a fini par lasser
(Chénetier, 1989), nous sommes passés à la
littérature, puis au livre et à la culture. Le tissu social
américain s'est détérioré, la violence est en
pleine expansion et l'une des causes en est la disparition d'une culture
traditionnelle, centralisante, que les attaques sur le "canon
littéraire" a affaiblie et que les développements
technologiques récents rendent caduque. La crise paraît
importante, elle se joue devant nos yeux; elle n'est pourtant que la reprise
d'un mélodrame déjà maintes fois joué.
Le développement
accéléré d'une nouvelle médiasphère
centrée sur les technologies des communications et de l'informatique
motive cette nouvelle vague d'avertissements et de déclarations
pessimistes. C'est la fin du livre, de la lecture, d'une expérience
fondatrice de l'écrit. L'Internet et l'ordinateur vont tuer ce reste de
culture humaniste qui avait survécu aux chambardements
précédents symbolisés par la télévision et
l'écran cathodique. Nous avons franchi une nouvelle étape vers la
fin... mais de quoi? Du monde? L'approche du troisième millénaire
semble y être pour quelque chose, en ce qu'elle vient cristalliser
l'inexorabilité des modifications culturelles et sociales actuelles.
Elles nous projette dans un avenir, défini avant tout en termes de
perte: de soi, de notre humanité, de nos traditions.
L'âge électronique est
annonciateur d'une flambée de violence et d'une aliénation sans
précédent. C'est du moins l'avis de Barry Sanders qui, dans A
is for Ox, entend montrer que la mort des
mots et de l'écrit implique une destruction de notre nature humaine et
l'annonce d'un cataclysme que l'épidémie actuelle de violence
chez les jeunes permet d'anticiper. Sanders ne mâche pas ses mots:
Quand je fais référence à la disparition des êtres humains, je n'écris pas métaphoriquement ou de façon capricieuse. Je veux dire la chose suivante: notre espace de pensée spécifiquement européen et occidental qui a été formé pendant presque deux milles ans par l'alphabet est en train de se faire remplacer par un nouvel espace perceptuel, modelé par l'ordinateur. Pour le dire en d'autres mots: une métaphore dominante – le texte alphabétique – vient d'entrer en collision frontale avec une autre – l'écran de l'ordinateur. Ces deux métaphores ne peuvent occuper le même espace. (1994, p. 124)[11]
Les
rhétoriques de la mort et de la fin jouent toujours sur ces
incompatibilités, sur cette logique de la disjonction. C'est ou l'un ou
l'autre. L'écran ou le livre. La fiction ou le roman. La traduction ou
la tradition. Façon, bien sur, de montrer que l'inévitable présence
de l'un entraîne la disparition de l'autre. Ceci tuera cela. Et la
situation est d'autant plus critique qu'on ne peut plus reculer. La
cyberculture est déjà en place. Les jeunes apprennent à
manier l'ordinateur dès la maternelle. Leur expérience de la
communauté est médiatisée par l'univers aseptisé de
l'écran, où les relations ne sont plus que des simulacres, les
corps des représentations sans profondeur, et les conflits des
situations de combat. Le cyberespace est dit tuer le texte et sa culture. Si "le
papier est la substance même de la mémoire [et que] l'essentiel de
notre tradition historique, scientifique et culturelle repose sur ce fragile
support" (De Biasi 1997, p. 11), son remplacement par un écran et
des circuits électroniques en scelle, pour certains, le destin. Il nous place
du côté de l'oubli, de l'évanescence, des labyrinthes de la
pensée que l'ordre du livre et du papier avait temporairement
domptés. La tradition laisse place à une surface, sans cesse
réactivée, mais sur laquelle plus aucun palimpseste n'a de prise.
Plus rien n'est gravé. À peine l'écran cathodique est-il
taché par une exposition trop longue et fixe de photons.
Le verdict est
reproduit un peu partout. "La civilisation du livre se
lézarde", dit Fabrice Piault (1995, p. 14). Notre entrée
dans l'âge électronique se fera au sacrifice de notre culture
lettrée, renchérit Sven Birkerts (1994), autre critique de la
cyberculture pour qui le monde tel que nous l'avons connu, ce monde de mythes
et de références partagées, croule sous les coups de
butoir de l'ordinateur. Nous vivons à la fin de l'ère de
l'imprimé, déclare Jay Bolter (1991) et, en écho, Michael Joyce affirme que le
livre a perdu ses privilèges et que son âge est terminé.
Tout autant que le télé roman et la cartouche de Nintendo, nous
dit-il (1995, p.174-175), le livre est une actualisation physique
éphémère, évanescente et commerciale de la
médiasphère, du système de communication qui nous entoure.
Rien ne le distingue de ces autres produits du commerce de la culture. Et les
produits, comme les étiquettes, sont faits pour être
remplacés.
Les articles se
succèdent qui s'interrogent sur la fin du livre ou sur son statut
d'espèce en voie de disparition. Les titres le disent explicitement.
"The End of the Book?", se demandent D.-T. Max (1994) et Elisabeth
Eisentstein (1995); "The End of Books" (1992) annonce Robert Coover,
dans sa réflexion sur les développements littéraires de
l'hypertextualité; "Endangered Species. The Death of the Book and
Other Techno-Tragedies" (1994) ironise, pour sa part, Peter Givler;
"De la textualité numérique: l'hypertexte et la
«fin» du livre", soupèse, à son tour, Christian
Vandendorpe (1997). Même si les contenus ne le sont pas toujours, les
titres de ces articles sont alarmistes. Les mots livre et fin s'y associent
comme un stéréotype, tout aussi tenace qu'évocateur,
autant pour ceux qui en craignent les conséquences que pour ceux qui en
applaudissent les effets.
Pourtant, comme
le suggère Paul Duguid, il est important de résister aux annonces
de la mort du livre et aux suggestions plus générales que le
présent a chassé le passé et que les nouvelles
technologies ont supplanté les anciennes (1996, p. 72) À moins de
vouloir succomber à l'illusion de la fin ou alors de son opposée,
l'âge d'or, qui n'est jamais, après tout, que ce sommet dont il
faut descendre, le début de la fin, il faut résister à cet
imaginaire et à ses mélodrames. Refuser de jouer le jeu. L'enjeu
n'est pas de nier l'existence de ces transformations culturelles et technologiques,
ni même de minimiser leurs conséquences, mais de chercher à
comprendre ces changements et de trouver à les intégrer (Chartier
1997). La transition en cours est importante et nul ne sait où elle nous
mènera. Mais, elle n'implique pas pour autant une mort, malgré
l'empressement des fossoyeurs à lui donner des airs de
nécessité. Et, de fait, pendant que se multiplient ces annonces,
une culture de l'hypertexte et du livre électronique voit le jour, qui
explore cette technologie pourtant présentée comme menace ultime.
Des fictions hypertextuelles apparaissent qui renouvellent les
possibilités du narratif, qui forcent à redéfinir ce qu'il
en est des textes, de leurs auteurs et de leurs lecteurs[12]. La même logique que pour la mort
du roman prévaut. Les parques tranchent le fil de vie du livre au moment
même où un avenir se dessine.
Il est trop
tôt pour dire ce que donneront les explorations littéraires
hypertextuelles, qui n'en sont encore qu'à leurs premiers pas. Mais on
sait déjà qu'elles sauront faire leur nid dans ce nouvel
environnement, qu'elles apprendront à combler l'espace ouvert par
l'hyperfictionnalité, tout comme les métafictions postmodernes
ont su prendre le relais du roman moderne. Déjà, les fictions
hypertextuelles de Michael Joyce et de Stuart Moulthrop ont ouvert une voie que
d'autres sont en train de paver. Des ateliers d'écriture hypertextuelle
ont vu le jours dans les universités (à Brown University, entre
autres). Le livre ne sera peut-être plus jamais le même, mais la
culture dont il est l'expression continuera sa route.
Et l’on
comprend, après tout cela, que le même mouvement se reproduit de
fois en fois, le même drame, qui finit par s'imposer comme un script, une
fabula préfabriquée avec décadence décriée,
fin pressentie et renaissance à la clé; défenseurs
nostalgiques d'une tradition, d'un côté, et adeptes du renouveau,
de l'autre. L'imaginaire de la fin se saisit d'une transition, que ce soit
celle du roman ou du livre –quand ce n'est pas celle d'une
société, d'une civilisation tout entière–, et
l'exploite comme crise. Et puisque les fins frappent l'imagination,
l'idée se répand comme une traînée de poudre et
s'impose comme une vérité, sans cesse
réitérée.
C'est un trait de l'imagination, a expliqué Frank Kermode,
d'être toujours à la fin d'une ère (1966, p.96), de se
percevoir dans ce chronotope précis où tout risque de basculer.
L'urgence, le caractère exceptionnel de la situation favorisent une
posture héroïque et la recherche d'un ordre, qui n'est jamais que
la version idéalisée d'un passé déjà caduc.
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Bertrand
Gervais est professeur titulaire au département d'études
littéraires de l'Université du Québec à
Montréal. Ses travaux portent sur la sémiotique, les
théories de la lecture littéraire et la littérature
américaine. Il est le responsable de l'équipe de recherche
L'imaginaire de la fin (Fonds FCAR). Il a publié Lecture
littéraire et explorations en littérature américaine (1998),
À l'écoute de la lecture (1993) et Récits et actions
(1990), de même que des articles dans La lecture littéraire, New
Literary History, Stanford French Review, Poétique, Protée,
RS/SI, etc.
Résumé
This article
takes the american controversy on the death of the Novel, in the sixties, as an
example of a cultural crisis. This death of the novel controversy is not an
exceptional event, but one in a series of Deaths, which have touched not only a
literary genre, but also God, Man, the Author, Music, Art, History, Ideology,
and more recently the Book and Print culture. To better understand how this
last crisis, the end of books, is a repetition of the death of the novel
controversy, I will describe both as a manifestation of the same apocalyptic
imagination, which invariably transforms a transition into a crisis bringing
about an end.
Cet article
prend le débat américain sur la mort du roman, qui a
éclaté dans les
années soixante, comme un exemple de crise culturelle. C'est que la mort
du roman n'est qu'un crise parmi d'autres, un épisode dans une longue séquence
de morts qui, au delà de la littérature, a aussi touché
Dieu, l'homme, l'auteur, la musique, la peinture, l'Histoire, les
idéologies et qui rejoint, dernièrement, le livre et la culture
de l'imprimé. De façon à comprendre comment cette
dernière crise, la fin du livre, reproduit la mort du roman, je vais
décrire les deux comme les manifestations d'un même imaginaire qui
s'empare d'une situation de transition pour la présenter comme une fin.
[1] La recherche menant à cet article a été rendue possible par une subvention du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada et elle s'inscrit dans le cadre des travaux de l'équipe de recherche de L'imaginaire de la fin (Fonds FCAR), de l'Université du Québec à Montréal.
[2] If literature has died," explique de fait Alvin Kernan dans The Death of Literature, "literary activity continues with unabated, if not increased, vigor, though it is increasingly confined to universities and colleges. Stories and poetry are written and read, plays are performed, and strenuous efforts made to write well." (1990, p. 5 et passim) Quand ce n'est pas la littérature entière qui est dite morte, c'est un genre, voire un sous-genre. James W. Tuttleton affirme pour sa part que: "There is one type of novel, though, which is generally held to be deader than usual – especially in his country. And when, in our recent criticism, writers have reflected on the death of the American novel, they have usually meant a certain kind of novel – the American novel of manners." (1972, p. 7)
[3] Les sémiotiques de la fin fonctionnent sur un double mouvement. À l'opacité grandissante du monde répond une intensification du travail sémiotique. Plus le monde est menacé à même ses fondations, plus il est hermétique, et plus le besoin de le comprendre se fait grand, plus il devient impérieux d'interpréter les signes par lesquels il se fait connaître. L'interprétation, dans ce cas-ci, passe par l'hypothèse que ces signes tracent bel et bien les contours d'une situation de fin. Interprétant qui se présente comme une hypothèse complexe, faite de scénarios préétablis, inspirés souvent de textes bibliques ou de projections scientifiques, et qui permettent d'identifier les événements et les situations, et de leur attribuer une signification. L'imaginaire de la fin est une sémiose d'une tonalité particulière (Peirce), qui s'alimente d'une ensemble structuré d'interprétants.
[4] De nombreux autres titres jouent aussi sur cette rhétorique eschatologique, au point où la fin et son imaginaire apparaissent comme un leitmotiv essentiel chez Fiedler. What was Literature?, essai de 1982, privilégie ainsi un regard rétrospectif: la littérature n'est plus, la fin est déjà accomplie, reste à savoir ce qu'elle avait été. Il y a eu aussi An End to Innocence (Boston, The Beacon Press, 1952), "The Death of Avant-Garde Literature" (Collected Essays, 1971), "The Death and Rebirths of the Novel" (Salmagundi, no.50-51, 1981, p. 142-152), etc.
[5] William Gaddis a déjà publié The Recognitions en 1955; John Hawkes a écrit The Cannibal en 1949, The Beetle Leg en 1951, The Lime Twig en 1961 et Second Skin en 1964; Catch-22 de Joseph Keller sort en 1962, tout comme One Flew over the Cuckcoo's Nest de Ken Kesey; Thomas Pynchon fait paraître V en 1963 et Robert Coover, The Origin of the Brunist en 1965. La seconde moitié des années soixante explosera d'une littérature qui brisera toutes les conventions.
[6] Frederick A. Karl va expliquer laconiquement que: "The death of the novel controversy (d.o.n.c.) is connected to the assimilationist tendencies of the marketplace and to the role of the novel as entertainment, the novelist as entertainer. D.o.n. talk had begun as early as the 1950s, but in the 1960s, passions flared." (1983, p. 2)
[7] Pour Fiedler, cet ajout n'est qu'une autre manifestation de la mort du roman: "I have been reminded of how central this consciousness of writing posthumous novels, or more precisely, death-of-the-Art-Novel-Art-Novels has become for some of the most respected writers of our time, as I have tried recently, with some difficulty, to read my way through John Barth's Letters; which, it occurs to me, may represent for him a step beyond, perhaps even the beginning of a return to tradition; and is best understood perhaps as a death-of-the-death-of-the-Art-Novel-Art-Novel." (1980-81, p. 144)
[8] En 1980, paraît une second article, "The Literature of Replenishment" (repris également dans The Friday Book, 1984), où Barth entreprend de corriger non pas son propre tir, mais celui de ses lecteurs, qui avaient lu le premier comme un appel à la mort du roman. La "littérature de l'épuisement" y devient la "fiction postmoderne".
[9] J'ai présenté certains de ces aspects métafictionnels dans Lecture littéraire et explorations en littérature américaine (1998).
[10] Pourtant, comme le dit Barthelme, l'indétermination est essentielle à toute conduite esthétique: "le non-savoir est essentiel à l'art, c'est ce qui permet à l'art d'être créé. Sans le processus de balayage généré par le non-savoir, sans la possibilité d'avoir l'esprit se déplacer dans des directions inédites, il n'y aurait pas d'invention." (1997, p. 12) Le non-savoir n'est pas l'absence de tout savoir, c'est simplement ne pas savoir qu'on sait. Ne pas se mettre dans une position d'interprète, mais rester du côté du scribe. Faire et non (se) regarder faire. C'est l'inachevé, l'œuvre invisible de Borges.
[11] Le même Birkerts a édité en 1996 un essai, intitulé Tolstoy's Dictaphone. Technology and the Muse (Saint Paul, Graywolf Press), constitué de réactions aux innovations technologiques actuelles. On y trouve, entre autres, une contribution Carole Maso qui commente le débat sur la mort du roman puis du livre (p. 50 et passim).
[12] On peut penser à Afternoon, a Story (1987) de Joyce, à The Colour of Television de Moultrop et Cohen (1995), et aux autres hypertextes de fiction disponibles chez Eastgate Systems. On en trouve un aperçu dans l'essai de George P. Landow, Hypertext. The Convergence of Contemporary Critical Theory and Technology (1992).