Études littéraires, hiv. 1999, vol 31. no. 2, p. 53-70.

 

 

La mort du roman:

d'un mélodrame et de ses avatars[1]

 

 

 

Bertrand Gervais

études littéraires, UQAM

 

 

 

 

Les idées que les ruines éveillent en moi sont grandes. Tout s'anéantit, tout périt, tout passe. Il n'y a que le monde qui reste. Il n'y a que le temps qui dure. Qu'il est vieux ce monde! Je marche entre deux éternités. De quelque part que je jette les yeux; les objets qui m'entourent m'annoncent une fin et me résignent à celle qui m'attend.

Diderot

 

 

Guy Scarpetta fait paraître, en 1996, L'âge d'or du roman, un essai où il soutient, un peu par provocation, "que le véritable âge d'or du roman, à bien y regarder, ce pourrait être... aujourd'hui." (p.10) À travers la lecture d'une douzaine de romans, tous parus en France dans les années quatre-vingts, il entend montrer que la création romanesque contemporaine n'a rien à envier aux œuvres du passé, que les Salman Rhusdie, Claude Simon, Philip Roth, Milan Kundera, Carlos Fuentes, Kensaburô Oé et al nous ont donné les chefs-d'œuvre de notre temps.

 

Cette production romanesque est caractérisée par une très forte métafictionnalité, par un brouillage des limites entre les registres de la fiction et de l'autobiographie, par d'importants dispositifs formels, la convocation d'éléments hétérogènes, les ruptures dans l'action et la narration, des jeux sur les personnages, l'intrigue et la représentation. C'est une littérature, en fait, qui a su intégrer les résultats de la remise en question fondamentale du roman du milieu du siècle, apparue en France avec le Nouveau Roman et qui s'est répandue, touchant entre autres les États-Unis peu de temps après.

 

Or, ces stratégies qui feraient maintenant l'âge d'or du roman ont d'abord signifié sa mort. Et le débat n'a jamais été aussi virulent qu'aux États-Unis. Le roman y a connu une crise sans précédent, que d'aucuns ont interprété comme sa chute, sa mort par épuisement, et avec lui de la littérature tout entière. Waiting for the End,  What was literature?, The Curious Death of the Novel, The Novel Alive or Dead?, The End of the Novel, The Literature of Exhaustion, The Death of the Novel, titrait de façon provocatrice la critique des années soixante et soixante et dix.

 

Une telle crise, comme l'indique l'idée même d'un nouvel âge d'or, était imaginaire[2]. Le roman n'est pas mort, il n'a cessé au contraire de s'imposer comme genre littéraire. Et la crainte de sa mort n'a été en que l'expression d'une métaphore permettant d'exacerber une situation de crise et d'en marquer le paroxysme. Une vue de l'esprit, une fiction que des critiques nostalgiques, attachés à une tradition littéraire en voie de disparition, ont avancées  afin d'exprimer leur refus d'une nouvelle conception du littéraire et de sa pratique.

 

Cette crise est déjà chose du passé, mais a posteriori on comprend qu'elle n'était pas un phénomène unique ou isolé. Au contraire, notre monde n'a cessé depuis d'être secoué par des crises de toutes sortes, des morts à répétition, qui ont touché non seulement une tradition littéraire sur le point de se dissoudre, ou déjà en ruine, mais encore et surtout un ordre culturel complet. La mort du roman n'a pas été un événement singulier, mais un épisode dans une longue séquence de morts qui, au delà de la littérature, a aussi touché Dieu, l'homme, l'auteur, la musique, la peinture, l'Histoire, les idéologies et qui rejoint, dernièrement, le livre et la culture de l'imprimé. Tout connaît une fin, annoncée comme une apocalypse. Le livre n'y échappe pas, menacé de toutes parts maintenant par l'ouverture du cyberespace et de la cyberculture, liés au développement des nouvelles technologies de l'information et de la communication (Lévy, 1997), par une commercialisation exacerbée de la culture, où la traduction l'emporte sur la tradition (Gervais, 1998), par une fragmentation importante du lectorat et de ses périodes de loisir, etc. 

 

De façon à comprendre comment celle-ci, la fin du livre, reproduit celle-là, la mort du roman, comment un même imaginaire s'empare d'une situation de transition pour la présenter comme fin, je ferai une incursion sur le terrain miné des crises culturelles. Je me concentrerai sur le débat américain sur la mort du roman, entre autres parce qu'on y retrouve illustrés les principaux mécanismes de ces crises, dont la répétition est devenue un fait de société. Cette mort maintenant datée permet d'anticiper le déroulement de l'actuelle crise du livre et de la lecture; elle permet en fait de la poser pour ce qu'elle est, un artifice d'une grande régularité destiné à masquer une transition redoutée. J'y reviendrai en dernière partie, où on verra que le mal qui menace la littérature et le livre n'est plus la commercialisation de la culture, mais l'informatisation, voire la mise en réseau électronique de la littérature.

 

 

Vie et mort du roman

 

 

Que se passe-t-il quand une tradition littéraire s'épuise, quand un ordre culturel stabilisé (ne serait-ce que temporairement) se défait? L'attitude adoptée dépend du lieu habité, de la direction du regard, oscillant entre la nostalgie, quand tout semble s'anéantir et périr, et l'enthousiasme, pour tout ce qui vient renouveler le passé.

 

La fin sert d'argument, d'argument d'autorité. Son annonce est la confirmation d'une situation de crise et de l'imminence de son dénouement. Elle inscrit en fait une triple temporalité: elle est une menace perçue au présent d'un événement futur qui met un terme à ce qui a précédé. Elle est bris de tradition: d'un ordre préexistant, d'un système de valeur, d'un monde. Elle implique toujours un antécédent et, par la force des choses, une transition. La fin n'est jamais complète: l'achèvement d'un monde est l'amorce d'un autre.

 

Confrontées à une telle situation, deux attitudes s'opposent, selon que l'ordre menacé est ou non à l'avantage du sujet. S'il l'est, ce dernier chercher à annuler, voire à reporter sa fin; et, au contraire, s'il ne l'est pas, il tente de la provoquer et d'amorcer le renouvellement pressenti. Les uns pleurent la mort de phénix, les autres participent à sa renaissance. L'imminence de la fin appelle donc une action. De nature pratique peut-être – sauver le monde est une quête héroïque –, mais avant tout de nature sémiotique. Elle suscite en fait une intensification de l'activité sémiotique. Il faut savoir ce que la crise signifie, pouvoir identifier quels en sont les signes et les indices, ce qui permettra de l'atténuer ou encore d'en aviver les effets[3].

 

Deux attitudes donc, deux sémiotiques. L'une rétrospective, qui contemple les ruines et s'inquiète de la valeur de ce patrimoine et de la possibilité d'en maintenir intact des fragments; l'autre prospective, qui examine ce qui déjà se construit sur cet espace laissé vacant. Pour le roman et sa mort, les propos de Leslie Fiedler permettent d'illustrer la première attitude et ceux de John Barth, la seconde. De l'un à l'autre, on passe en fait de la posture d'un critique, réfléchissant sur l'évolution littéraire des États-Unis, à celle d'un auteur, impliqué dans une pratique d'écriture.

 

Leslie Fiedler, important critique des années soixante, a joué de façon admirable ce rôle de mauvais augure. Ses titres chocs et ses déclarations polémiques en ont fait le Hérault de cette mort redoutée du roman. Ses prises de positions ont donné crédit à cette agonie en la sortant des revues et des éditoriaux, pour l'inscrire en toutes lettres dans ses essais littéraires, destinés à une plus longue durée, à une survie en bibliothèque. Titrer un livre Waiting for the End (1964), c'est imposer l'eschatologie comme rhétorique. C'est ouvrir la fin comme temporalité et chronotope, inscrire une situation proche de son achèvement, sur le point de s'accomplir dans un réel toujours proche, bien que fuyant. La fin n'est pas là, immédiate, définitive; elle reste un horizon d'attente, un fantasme, qu'il faut entretenir[4].

 

Cette mort, dit-il, est provoquée par un changement de garde, l'absence d'une véritable relève, sans compter un désintérêt croissant pour le romanesque. Les auteurs qui avaient fait la renommée du roman moderne américain et qui avaient réussi à imposer les États-Unis comme une puissance littéraire, ont commencé à disparaître. La mort du roman est marquée initialement par des décès. Ernest Hemingway meurt en 1961, Faulkner le suit peu de temps après en 1962, Fitzgerald est décédé depuis 1940, Dos Passos vit jusqu'en 1970, mais son œuvre date des années vingt et trente. L'importance des deux premiers est pour Fiedler fondamentale. "The Death of the Old Men" s'ouvre sur le sentiment de terreur qui doit nous habiter maintenant que ces deux sages sont partis:

 

De toute façon, ils sont morts, un suicide lent par la bouteille pour l'un, un plus rapide par arme à feu pour l'autre, ce qui semble approprié pour notre tradition; et nous devons nous réconcilier, à la fois avec nous-mêmes et avec eux. Leur mort a rendu cristallin ce que le passage du temps avait déjà commencé à nous montrer [...]: à savoir que ces deux écrivains représentent pour nous et pour le monde la signification et le véritable succès du roman aux États-Unis pendant la première moitié du vingtième siècle. (1964, p. 9)

 

L'esthétique moderniste vit un deuil. Mais, plus important encore, elle est en deuil d'un monde. Les conditions sociales ont évolué avec le siècle et la critique fondamentale de la bourgeoisie inhérente au modernisme n'a plus le même impact. Les raisons de cette esthétique sont enfouies, nous dit Fiedler, sous les cendres de la deuxième guerre mondiale. Au sortir des années quarante, les révolutions technologiques se sont précipitées, qui ont fait apparaître de nouveaux moyens de communication. La culture s'est commercialisée, le cinéma a assuré son emprise sur l'imaginaire populaire et la télévision a fait graduellement son apparition. De nouvelles conceptions du monde, de la science et du savoir sont apparues qui ont marqué définitivement la société. Cette évolution explique, pour Fiedler, le désintérêt croissant du public pour le roman et les nouvelles fictions. Pour une population de 180 millions, au début des années soixante, on ne vend pas plus de 600 copies d'un bon nouveau roman. Le lectorat est occupé ailleurs. Il écoute la télévision, fréquente les ciné-parcs et se ballade en automobile. D'aucuns diront qu'il n'est plus cultivé, qu'il lui manque les bases culturelles pour comprendre le modernisme et le roman qui en était une des formes. On anticipe déjà sur la crise des années quatre-vingts sur l'éducation culturelle et littéraire des Américains, alors en pleine fermeture d'esprit (Bloom 1987) et incapables d'assurer les bases d'une identité nationale.  On anticipe aussi sur l'actuelle crise du livre, délaissé par une culture hypnoptisée par l'écran de ses ordinateurs.

 

Le symptôme par excellence de l'épuisement du modernisme est, pour Fiedler, l'absence d'une relève. Aucune nouvelle génération ne semble apte à prendre le relais d'Hemingway et de Faulkner. Les nouveaux auteurs font dans l'anti-roman (tel Vladimir Nabokov, John Barth, William Burroughs), ou alors produisent des œuvres insipides (et Fielder de mentionner Bernard Malamud, Philip Roth, Katherine Anne Porter, Mary McCarthy). La morale, de plus, se détériore. Des œuvres font l'apologie de l'alcool, des drogues, du sexe et de la révolte. Jack Kerouak et toute la génération Beat poussent la littérature hors des sentiers battus, du côté de l'improvisation et d'une nouvelle culture. La littérature devient l'objet de procès pour indécence: Lolita, de Vladimir Nabokov, paru en 1955 chez Olympia Press à Paris; Howl de Allen Ginsberg, paru en 1956; The Naked Lunch de William S. Burroughs, publié en 1959 à Paris et en 1962 aux États-Unis. Fiedler s'insurge d'ailleurs contre les proses fragmentaires et décadentes de William Burroughs. Il y retrouve entretenue une nausée de la fin, dit-il, aussi forte que celle induite par la pornographie. De l'ordre du scandale. L'incipit de "The End of the Novel" le dit explicitement:

 

Que lui reste-t-il à faire, à Burroughs, avec le roman dans son avenir actuel, son anticipation du temps non humain? Rien, sinon que le détruire; ou plutôt, d'expliciter qu'il s'est déjà détruit lui-même, puisqu'il s'agit d'une forme qui s'est actualisée au milieu du XVIII siècle, au moment précis où l'homme est devenu conscient de son inconscient et a commencé à vouloir racheter ses fautes. Et il est difficile de voir comment le roman aurait pu survivre à cette croyance des premiers romanciers dans le capacité de la rationalité à comprendre l'irrationnel. Il y a de nombreuses façons de déclarer la mort du roman: le parodier tout en faisant semblant de le copier, comme le font Nabokov ou John Barth; le réifier en une collection d'objets, comme Robbe-Grillet; ou le faire exploser, comme William Burroughs, n'en conserver que des fragments tordus de l'expérience et le miasme de la mort. Il semble bien que cette dernière voie corresponde à la manière américaine; et c'est certainement la voie qui obsède Burroughs [...].(1964, p. 172)

 

Le roman est un corps qui vit, qui se transforme. Un corps surtout qu'on peut déclarer mort. Car il y a là plus qu'une autopsie, dans cette charge, il y a un performatif. Un acte de langage dont le but n'est pas de décrire un état de fait mais de le faire advenir. Ce que font Nabokov, Barth et Burroughs, c'est d'exploiter les limites de la forme romanesque, d'attaquer de front des conventions littéraires, des modes de représentation, une tradition. Ils ne tuent pas le roman, ils en renouvellent la pratique. Et ils ne sont pas les seuls à le faire à cette époque[5]. 

 

 Aucune mise à mort ne précède le certificat de décès de Fiedler. La déclaration n'a pas pour but de faire connaître ce fait, mais de le faire exister, comme un performatif. Un tel acte de langage est réussi, on le sait, si l'état qu'il nomme advient bel et bien, du fait même de son illocution. Cet état est de nature conventionnelle. Ce sont des faits de société qui sont institués, des conventions. Un mariage ou une condamnation n'existent qu'en regard de normes sociales préétablies. Deux grandes conditions de réussite d'un performatif sont habituellement identifiées (Austin, 1970): il faut que les conventions qui déterminent les règles de jeu du performatif, ses procédures, soient partagées par tous les participants et que celui qui prend en charge ces procédures ait l'autorité suffisante et soit dans la situation appropriée pour les remplir. Seul un curé dans une Église peut marier un couple, et encore selon un rituel précis. De la même façon, seul un critique, reconnu par ses pairs, publiant des articles dans des revues littéraires et repris dans des essais, développés selon les règles de l'art et répondant à des attentes, peut déclarer le roman mort. Cet état ne sera jamais que conventionnel, une mort symbolique, mais il aura tout le crédit nécessaire pour s'imposer comme vérité, du moins pour sa communauté d'adhésion. On y croira parce qu'on veut y croire. Parce que cette vérité appréhendée confirme un sentiment d'impuissance face aux multiples transitions perçues et parce qu'elle touche à un rapport d'identification essentiel à une conception de l’Amérique.

 

De fait, les enjeux paraissent de taille. La mort du roman n'est pas une quelconque disparition, mais une catastrophe nationale. C'est que les liens qui unissent les États-Unis et le roman sont marqués d'idéologie: "Une nouvelle forme et une nouvelle société, leurs commencements coïncident avec les débuts de l'époque moderne et servent en fait à les définir. Nous vivons non seulement à l'âge de l'Amérique, mais à l'âge aussi du roman [...]".(1977, p. 131) Dans l'imaginaire américain, les deux destinées sont liées, de sorte que "Toute suggestion que le roman, après ces brefs deux cents ans d'existence, soit sur le point de disparaître, aux États-Unis du moins, qu'il puisse perdre sa prééminence et son statut comme forme littéraire dominante est reçue avec des réactions de consternation et de mépris." (1964, p. 172)

 

La mort du roman n'est donc pas juste la fin d'un monde, d'un ordre social, la disparition d'une culture des lettres au profit d'une non-culture, celle de l'écran, de la vitesse, d'une tradition disparue comme cadre de référence (qu'elle soit acceptée ou refusée) et remplacée par une culture du spectacle, une pratique hautement commercialisée[6]; mais aussi et surtout la fin d'un pays, d'un idéal que le fantasme du "Great American Novel" avait entretenu. Le roman apparaît comme la dernière forme narrative inventée qui réponde aux aspirations de cette culture lettrée en voie de disparition et sa mort en signe la fin. Il n'y aurait plus rien après le roman qui soit encore de la littérature, qui satisfasse les attentes de cette culture, dans l'exercice entre autres de cet art qu'est la lecture littéraire. C'est un âge d'or déjà perdu, dont on entretient avec nostalgie le souvenir.

 

 

 

 

Intermède littéraire

 

En 1967, Luis Rubin Jr fait paraître un essai, The Curious Death of the Novel, qui exploite ce débat sur la mort du roman. Son tout premier geste est de rédiger une fable littéraire, qui décrit sur un ton sarcastique l'enjeu fondamental de cette situation: les résistances, somme toute futiles, à un passage de la garde.

 

 

 

FABLE

 

Il était une fois un groupe d'écrivains très talentueux qui étaient connus comme les Romanciers Modernes, qui écrivaient des livres désignés par le terme de Romans Modernes. Ces écrivains connus comme les Romanciers Modernes se nommaient Joyce et Proust et Dreiser et Mann et Faulkner et Fitzgerald et Hemingway et Wolfe; et, bien qu'aucun de ces écrivains n'ait écrit de livre qui pouvait ressembler aux autres du groupe, ils étaient tous considérés comme de très bons Romanciers Modernes.

Au même moment, il y avait un autre groupe, certains d'entre eux très talentueux et certains autres beaucoup moins, et qui étaient connus comme les Critiques Littéraires. Ils lurent les livres des Romanciers Modernes et ils se dirent les uns aux autres: "Ha, ha! Maintenant, nous savons ce qu'est le Roman Moderne." C'était une observation astucieuse et ils en furent très satisfaits. Le temps passa et après quelques années, tous les écrivains connus comme les Romanciers Modernes moururent.

Il y avait alors de jeunes gens qui écrivaient aussi des livres  et qui  prétendaient que ces livres étaient aussi des romans et que, par conséquent, ils étaient aussi des Romanciers Modernes. "Ciel! Non!", répliqua le groupe connu comme les Critiques Littéraires. "Comment pouvez-vous être des Romanciers Modernes?  Les Romanciers Modernes sont ces auteurs qui écrivent des Romans modernes et nous savons tous ce que c'est qu'un Roman moderne; c'est un livre écrit par Joyce ou Proust ou Dreiser ou Mann ou Faulkner ou Fitzgerald ou Wolfe."

"Mais nous ne sommes pas ces écrivains modernes là," dirent les jeunes  gens,  "nous sommes Bellow et Malamud et Styron et Barth et Salinger et ainsi de suite."

"Ne soyez pas idiots" déclara le groupe connu comme les Critiques Littéraires.  "À moins que vous n'écriviez le même genre de livres que ceux rédigés par les Romanciers Modernes, vous ne pouvez écrire des Romans Modernes et vous ne pouvez être des Romanciers Modernes."

"Mais tous ces gens sont morts,"  ont objecté  les nouveaux auteurs.

"C'est vrai," a admis le groupe connu comme les Critiques Littéraires, "et il en est de même pour le roman."

"Alors comment appelez-vous les livres que nous avons écrits?",  ont demandé les nouveaux auteurs.

"Nous ne saurions vous dire," a dit le groupe connu comme les Critiques Littéraires, "parce que, maintenant que le roman est mort, nous ne nous tenons plus au courant des nouvelles tendances en fiction."

 

Moralité: Il n'y a rien de plus mort qu'une définition morte, si ce n'est un Critique mort. (1967, p. 3-4)

 

 

 

 

 

 

Au-delà des ruines

 

 

 

 

 

Si le roman meurt, la fiction peut et doit en renaître.

Marc Chénetier

 

 

 

Au moment où le roman meurt, sa renaissance est déjà en préparation. Face à la crise, il y a ceux qui prophétisent le fin du monde et les autres qui s'activent  à son renouvellement. Ce que Fiedler nomme l'anti-roman, cette littérature irrévérencieuse, dont il trouve des exemples chez Vladimir Nabokov, John Barth et William Burroughs, est au cœur de cette nouvelle esthétique. John Barth en fera état dans un article qui a été l'objet d'une étonnante méprise. Son titre, "The Literature of Exhaustion", portait à confusion et il a interprété comme une autre démonstration de l'épuisement de la littérature et de sa mort. Or cet article, écrit en 1967, était plutôt un appel au renouvellement, un examen des possibilités littéraires, des jeux formels narratifs brisant avec la tradition romanesque. Cette analyse a été proposée à une époque de grands bouleversements, une période où l'invention et l'expérimentation étaient de mise, des happenings aux performances intermédiatiques; et Barth tente de retrouver un fil conducteur, ce qui, dans l'effervescence, saura s'imposer comme véritable production artistique. Au lieu de refuser d'emblée cette nouveauté, comme autant de symptômes d'un mal qui gruge la culture jusqu'à la moelle, il essaie d'en établir une topographie. Comme un nouveau monde qu'il s'agit de se représenter. 

 

S'ouvrir à la nouveauté n'implique pas de tout accepter les yeux fermés. Au contraire, Barth reste sceptique face à l'élimination de la conception de l'artiste comme virtuose ou maître d'un art, qui a lieu à l'époque, et à son remplacement par un logique de la rupture tous azimuts. Il prend la peine d'ailleurs de distinguer trois types d'artistes, afin de saisir comment se déroule ce renouvellement des formes narratives et romanesques. Il distingue donc les artistes et écrivains techniquement vieux jeu ("technically old fashioned") des artistes techniquement à jour ("technically up-to-date"); et, dans le second groupe, il sépare les artistes des non-artistes (1984, p. 66). Barth s'en prend aux écrivains qui font encore comme si le vingtième siècle n'avait pas existé et qui pratiquent le roman de Balzac, Tolstoï, Dostoïevski. Des écrivains comme Saul Bellow, John Updike et John Gardner sont, pour Barth, des représentants de cette arrière-garde dont l'esthétique est vieillotte et par la force des choses dépassée. Mais cela ne veut pas dire que tout ce qui se fait en réaction à cette esthétique est de l'art ou de la littérature. La rupture ne fait pas l'art. Elle en assure peut-être l'avant-garde, mais celle-ci s'aventure souvent sur une glace aussi mince que fragile.

 

Barth identifie les fictions de Jorge Luis Borges comme l'illustration par excellence de cette littérature de l'épuisement, d'un rapport au narratif et au littéraire qui est fait d'une exploration des limites du genre, un déboulonnement des conventions littéraires, pour fins d'inventaire. Il cite la nouvelle "Pierre Ménard, auteur du Quichotte", parue dans les Fictions, où le Ménard en question est dit avoir écrit mot pour mot des chapitres entiers de l'œuvre de Cervantes (deux entiers et des fragments d'un troisième), par une étrange métempsycose qui aurait fait se croiser les deux imaginations. Borges y distingue l'œuvre visible de cette autre œuvre, "la souterraine, l'interminablement héroïque, la sans pareille" (1993, p. 469), où ce qui importe n'est pas l'achevée, l'officielle, entrée dans les annales, mais l'inachevée, celle qui est encore un processus, quelle qu'en soit l'originalité. Pour Barth, l'important dans cet exemple vient de ce que "Borges ne s'attribue pas le Quichotte, de la même façon qu'il ne le recompose pas comme Pierre Ménard; il écrit plutôt une œuvre littéraire remarquable et originale, dont le thème implicite est la difficulté, voire la non-nécessité, d'écrire des œuvres littéraires originales." (1984, p. 69)  La littérature est ce qui se fait, non ce qui doit être préservé.

 

L'influence du "Pierre Ménard" de Borges est fondamentale pour Barth, qui  a écrit un roman sur le même principe. The Sot-Weed Factor, paru en 1960, est un pastiche de roman du dix-septième siècle écrit au vingtième, comme si les trois siècles qui séparaient la forme de sa reprise n'avaient jamais existé. Plus personne n'est censé écrire de romans de cette façon.  Les conventions littéraires sont à ce point dépassées que leur adhésion finit par s'imposer comme stratégie métafictionnelle. Pour Barth, The Sot-Weed Factor est un roman qui imite la forme du roman, par un auteur qui imite le rôle de l'auteur. (1984, p. 72) C'est la littérature au second degré.

En donnant Borges, Beckett et Nabokov en exemple dans "The Literature of Exhaustion", Barth vise cet ajout d'une seconde dimension[7]. Il explore déjà les principales avenues de la métafictionnalité, ces stratégies qui deviendront caractéristiques de la fiction postmoderne alors en pleine fermentation et dont l'usage répandu en incitera certains à croire, quelques décennies plus tard, à un véritable âge d'or du roman[8].

 

Cette littérature a porté divers titres. Elle a été pour les uns "métafiction"  (proposé entre autres par William Gass); et pour les autres, transfiction, parafiction ou même superfiction. Il a été question d'antiréalisme, de postréalisme, d'une littérature réflexive, voire spéculaire ou narcissique, d'un nouveau roman spécifiquement américain, avant d'en arriver tout simplement au terme de fiction postmoderne. Une fiction qui cherche à atteindre une opacité narrative et langagière, une reconfiguration de la lecture sur le mode de la réflexivité, où la lecture littéraire n'y est plus en fait l'exercice ultime d'une culture lettrée, mais une condition essentielle de sa saisie.

 

C'est une littérature qui se veut consciente de son statut de littérature et qui prendra tous les moyens pour assurer ce retour sur soi: intertextualité généralisée, reprises parodiques de genres littéraires ou paralittéraires (tel le roman policier, la science-fiction ou le roman d'amour), mises en abyme complexes, brouillages narratifs et énonciatifs, procédés de fictionnalisation de l'Histoire, de ses événements et de ses agents (Hitler, Nixon, les Rosenberg, etc.), satires, incorporation d'images et de dessins, jeux sur la typographie, etc. L'hétérogénéité en est le commun dénominateur, malgré le statut paradoxal de cette assertion. Les conventions de la représentation y sont attaquées de toutes parts. Les intrigues se défont comme des lacets mal attachés, les personnages y subissent tous les outrages[9].

 

Cette littérature ne parle plus que d'elle-même. Elle fait la guerre à son lecteur, joue de l'Histoire comme d'un instrument à vent, privilégie la primauté de l'imagination et se désintéresse, dans son exploration des limites, du sens de la littérature. Pour cette raison, John Gardner l'accusera, dans On Moral Fiction, d'être une littérature amorale, une littérature qui a perdu le cap et s'est égarée dans des considérations secondaires et non essentielles. La métafictionnalité a sonné le glas du roman. La poursuite d'une recherche formelle a eu pour effet d'isoler la littérature de la société et d'évacuer toute responsabilité morale de l'auteur, dont le but premier doit être pourtant, aux dires de Gardner, d'agir sur le monde: de le critiquer, de chercher à le rendre meilleur.

 

La fiction comme pur langage (texture versus structure) est à la mode. Il s'agit d'une des manifestations de ce qu'on nomme le "postmodernisme". En fait, l'erreur est une question de moralité, du moins en ce sens qu'elle démontre, de la part des écrivains, un manque d'intérêt ou d'ouverture. [...] Et, puisqu'une des raisons pour lesquelles nous lisons de la fiction est l'espoir que nous serons touchés, découvrant des personnages que nous pouvons apprécier, la très académique recherche d'une opacité suggère, sinon de la misanthropie, du moins une perversion ou une absence de profondeur qu'aucun lecteur ne tolérerait sauf s'il est un de ces pauvres innocents mal nourris qui acceptent timidement le viol de leurs sentiments, de par l'habitude qu'ils ont de croire qu'il leur manque quelque chose, ou un de ces arrogants qui rient face à des choses obscures car leur plaisir leur prouve qu'ils ne sont pas comme le commun des mortels. (1977, p. 69)

 

La littérature de l'épuisement est décadente, dit Gardner, elle est une mort de son âme. Et quiconque la pratique participe à sa chute. Comme recherche de nouveaux récits, explique Gardner, la littérature est bel et bien épuisée depuis des siècles. Mais c'est faire fausse route que de rechercher son originalité au niveau formel. Son rôle est de raconter des récits archétypiques, afin de comprendre à nouveau leur vérité, et à ce titre, "la littérature sera épuisée uniquement quand, dans notre folle arrogance, nous l'aurons abandonnée." (1977, p. 66)

 

L'expérience du décentrement, qui est à la base de la littérature postmoderne, est présentée comme un égarement qu'il faut corriger. Elle est perçue comme le symptôme d'un malaise, d'une société qui fait de ce décentrement une expérience quotidienne, inéluctable. Et c'est tout cet édifice social qui est visé. L'appel à une nouvelle moralité est l'expression d'une idéologie du ressentiment et de son regard tourné vers une tradition maintenant désuète. Le roman est déjà mort, la fin est déjà passée. La parole dit explicitement ce qu'elle n'avait jamais cessé d'être, un refus de la transition, et le désir d'en rester là, dans un système de valeurs assuré, connu, maîtrisé.

 

 

 

 

 

La mort dans l'âme: la fin du livre

 

 

 

 

The most primitive literary response to the threat

of cybernetics is paranoia.

David Porush

 

 

 

 

Les morts se succèdent et finissent par se ressembler. Après celle du roman, mélodrame joué sur fond de commercialisation de la culture, est apparue celle de la culture lettrée, puis celle du livre. Entre les deux, c'est la fiction postmoderne qui est décédée, celle-là même qui avait enterré le modernisme.  Dans une lettre sarcastique parue dans The New Yorker, en 1974, Donald Barthelme s'était amusé de cette situation, empilant les morts les unes sur les autres: le modernisme, le naturalisme, le structuralisme, l'existentialisme, la nouvelle critique américaine, le nouveau roman, l'anti-roman. Son énumération n'avait plus de fin...

 

Le roman de la terre est mort, tout comme l'expressionnisme, l'impressionnisme, le futurisme, l'imagisme, le vorticisme, le régionalisme, le réalisme, l'école de théâtre du Kitchen Sink, le théâtre de l'absurde, le théâtre de la cruauté, l'humour noir et le gongorisme. [...] Être un préraphaélite à notre époque, c'est vraiment chercher à être déphasé. Et, bien sûr, la poésie concrète – a coulé comme une roche. (1997, p. 14)

 

Sous la plume acérée de Barthelme, les morts s'accumulent jusqu'à la dérision.  Les mouvements ne sont que des catégories de pensée qui servent à résumer une pratique et une esthétique, à les désigner d'un nom comme s'il y avait là un principe d'identification. C'est la littérature visible. Mais ces noms ne sont que des raccourcis, des étiquettes faciles à manipuler et, bien sûr, à  jeter après usage. Dans une logique de la consommation, les produits sont faits pour être renouvelés, quitte à ne changer que l'étiquette quand rien de nouveau n'a été usiné. L'étiquette comble un vide, elle se substitue à une mouvance difficile à saisir, la remplaçant par une donnée stable, un fragment de savoir, un nom, même s'il ne correspond à rien de précis et qu'il vient jusqu'à dénaturer ce qu'il est censé identifier[10].

 

Mais, ce qui vaut pour la pratique d'un art ne vaut pas pour sa connaissance. L'imaginaire de la fin répond tout à fait à cette sémiotisation, à ce processus de désignation. À la chose elle-même, on substitue un nom, un mot qui engage sa propre logique. Il apparaît ainsi comme cette ponctuation nécessaire, qui vient mettre en ordre et donner un sens à cette mouvance, en désignant ses multiples étapes, l'achèvement d'un mouvement suivi d'un renouvellement, dessinant des périodes de transition.

 

La fin est un principe structurant. Elle inscrit du discontinu, des unités discrètes qui se gèrent aisément. Elle est ce qui permet d'interpréter un monde, une situation dont les signes ne se comprennent pas d'emblée, et de leur fournir une direction, un sens, même si c'est celui négatif de leur clôture. Le discours de la fin implique un regard qui a déjà pris ses distances et qui se veut critique. Dans les termes de la sémiotique de C. S. Peirce, la fin est de l'ordre de la tiercéité, de la loi, du général, du sens. Quand la situation n'en est qu'à ses débuts, pleine de ses promesses, ou tant qu'elle est encore en pleine actualité, se déroulant pour ainsi dire sous nos yeux, nul ne peut savoir quelle direction finira par s'imposer, combien de temps durera le mouvement, quel en sera la forme accomplie. La fin permet de compléter le processus et d'identifier ce qu'il en a été de cette situation. Elle permet en fait de la relogifier, de lui donner forme et contenu, début, milieu et fin. Et, si elle est vécue comme crise, d'expliquer ce qui aurait dû être fait.

 

Il n'est donc pas étonnant de la voir sans cesse utilisée sur le marché des idées. Déclarer la mort de quelque chose, c'est s'inscrire du côté de l'autorité, de la parole. C'est faire un acte de langage qui vient établir une totalité, cet état de fait achevé, dans les deux sens du terme. Les reprises ironiques de Rubin et de Barthelme montrent du doigt ce pouvoir en le tournant en dérision, seule façon de le neutraliser tout en exposant sa force. Il est mis en scène dans ses effets pervers, la polarisation, le refus du changement, le caractère arbitraire des sentences prononcées.

Les dernières décennies nous ont appris que la mort était une rhétorique efficace, que tout pouvait être menacé de fin. Le danger, a-t-on fini par comprendre, n'avait fait que croître avec le temps. Du roman, dont l'annonce périodique de sa mort a fini par lasser (Chénetier, 1989), nous sommes passés à la littérature, puis au livre et à la culture. Le tissu social américain s'est détérioré, la violence est en pleine expansion et l'une des causes en est la disparition d'une culture traditionnelle, centralisante, que les attaques sur le "canon littéraire" a affaiblie et que les développements technologiques récents rendent caduque. La crise paraît importante, elle se joue devant nos yeux; elle n'est pourtant que la reprise d'un mélodrame déjà maintes fois joué.

 

 Le développement accéléré d'une nouvelle médiasphère centrée sur les technologies des communications et de l'informatique motive cette nouvelle vague d'avertissements et de déclarations pessimistes. C'est la fin du livre, de la lecture, d'une expérience fondatrice de l'écrit. L'Internet et l'ordinateur vont tuer ce reste de culture humaniste qui avait survécu aux chambardements précédents symbolisés par la télévision et l'écran cathodique. Nous avons franchi une nouvelle étape vers la fin... mais de quoi? Du monde? L'approche du troisième millénaire semble y être pour quelque chose, en ce qu'elle vient cristalliser l'inexorabilité des modifications culturelles et sociales actuelles. Elles nous projette dans un avenir, défini avant tout en termes de perte: de soi, de notre humanité, de nos traditions.

 

 L'âge électronique est annonciateur d'une flambée de violence et d'une aliénation sans précédent. C'est du moins l'avis de Barry Sanders qui, dans A is for Ox, entend montrer que la mort des mots et de l'écrit implique une destruction de notre nature humaine et l'annonce d'un cataclysme que l'épidémie actuelle de violence chez les jeunes permet d'anticiper. Sanders ne mâche pas ses mots:

 

Quand je fais référence à la disparition des êtres humains, je n'écris pas métaphoriquement ou de façon capricieuse. Je veux dire la chose suivante: notre espace de pensée spécifiquement européen et occidental qui a été formé pendant presque deux milles ans par l'alphabet est en train de se faire remplacer par un nouvel espace perceptuel, modelé par l'ordinateur. Pour le dire en d'autres mots: une métaphore dominante – le texte alphabétique – vient d'entrer en collision frontale avec une autre – l'écran de l'ordinateur. Ces deux métaphores ne peuvent occuper le même espace. (1994, p. 124)[11]

 

Les rhétoriques de la mort et de la fin jouent toujours sur ces incompatibilités, sur cette logique de la disjonction. C'est ou l'un ou l'autre. L'écran ou le livre. La fiction ou le roman. La traduction ou la tradition. Façon, bien sur, de montrer que l'inévitable présence de l'un entraîne la disparition de l'autre. Ceci tuera cela. Et la situation est d'autant plus critique qu'on ne peut plus reculer. La cyberculture est déjà en place. Les jeunes apprennent à manier l'ordinateur dès la maternelle. Leur expérience de la communauté est médiatisée par l'univers aseptisé de l'écran, où les relations ne sont plus que des simulacres, les corps des représentations sans profondeur, et les conflits des situations de combat. Le cyberespace est dit tuer le texte et sa culture. Si "le papier est la substance même de la mémoire [et que] l'essentiel de notre tradition historique, scientifique et culturelle repose sur ce fragile support" (De Biasi 1997, p. 11), son remplacement par un écran et des circuits électroniques en scelle, pour certains, le destin. Il nous place du côté de l'oubli, de l'évanescence, des labyrinthes de la pensée que l'ordre du livre et du papier avait temporairement domptés. La tradition laisse place à une surface, sans cesse réactivée, mais sur laquelle plus aucun palimpseste n'a de prise. Plus rien n'est gravé. À peine l'écran cathodique est-il taché par une exposition trop longue et fixe de photons.

 

Le verdict est reproduit un peu partout. "La civilisation du livre se lézarde", dit Fabrice Piault (1995, p. 14). Notre entrée dans l'âge électronique se fera au sacrifice de notre culture lettrée, renchérit Sven Birkerts (1994), autre critique de la cyberculture pour qui le monde tel que nous l'avons connu, ce monde de mythes et de références partagées, croule sous les coups de butoir de l'ordinateur. Nous vivons à la fin de l'ère de l'imprimé, déclare Jay Bolter  (1991) et, en écho, Michael Joyce affirme que le livre a perdu ses privilèges et que son âge est terminé. Tout autant que le télé roman et la cartouche de Nintendo, nous dit-il (1995, p.174-175), le livre est une actualisation physique éphémère, évanescente et commerciale de la médiasphère, du système de communication qui nous entoure. Rien ne le distingue de ces autres produits du commerce de la culture. Et les produits, comme les étiquettes, sont faits pour être remplacés.

 

Les articles se succèdent qui s'interrogent sur la fin du livre ou sur son statut d'espèce en voie de disparition. Les titres le disent explicitement. "The End of the Book?", se demandent D.-T. Max (1994) et Elisabeth Eisentstein (1995); "The End of Books" (1992) annonce Robert Coover, dans sa réflexion sur les développements littéraires de l'hypertextualité; "Endangered Species. The Death of the Book and Other Techno-Tragedies" (1994) ironise, pour sa part, Peter Givler; "De la textualité numérique: l'hypertexte et la «fin» du livre", soupèse, à son tour, Christian Vandendorpe (1997). Même si les contenus ne le sont pas toujours, les titres de ces articles sont alarmistes. Les mots livre et fin s'y associent comme un stéréotype, tout aussi tenace qu'évocateur, autant pour ceux qui en craignent les conséquences que pour ceux qui en applaudissent les effets.

 

Pourtant, comme le suggère Paul Duguid, il est important de résister aux annonces de la mort du livre et aux suggestions plus générales que le présent a chassé le passé et que les nouvelles technologies ont supplanté les anciennes (1996, p. 72) À moins de vouloir succomber à l'illusion de la fin ou alors de son opposée, l'âge d'or, qui n'est jamais, après tout, que ce sommet dont il faut descendre, le début de la fin, il faut résister à cet imaginaire et à ses mélodrames. Refuser de jouer le jeu. L'enjeu n'est pas de nier l'existence de ces transformations culturelles et technologiques, ni même de minimiser leurs conséquences, mais de chercher à comprendre ces changements et de trouver à les intégrer (Chartier 1997). La transition en cours est importante et nul ne sait où elle nous mènera. Mais, elle n'implique pas pour autant une mort, malgré l'empressement des fossoyeurs à lui donner des airs de nécessité. Et, de fait, pendant que se multiplient ces annonces, une culture de l'hypertexte et du livre électronique voit le jour, qui explore cette technologie pourtant présentée comme menace ultime. Des fictions hypertextuelles apparaissent qui renouvellent les possibilités du narratif, qui forcent à redéfinir ce qu'il en est des textes, de leurs auteurs et de leurs lecteurs[12].  La même logique que pour la mort du roman prévaut. Les parques tranchent le fil de vie du livre au moment même où un avenir se dessine.

 

Il est trop tôt pour dire ce que donneront les explorations littéraires hypertextuelles, qui n'en sont encore qu'à leurs premiers pas. Mais on sait déjà qu'elles sauront faire leur nid dans ce nouvel environnement, qu'elles apprendront à combler l'espace ouvert par l'hyperfictionnalité, tout comme les métafictions postmodernes ont su prendre le relais du roman moderne. Déjà, les fictions hypertextuelles de Michael Joyce et de Stuart Moulthrop ont ouvert une voie que d'autres sont en train de paver. Des ateliers d'écriture hypertextuelle ont vu le jours dans les universités (à Brown University, entre autres). Le livre ne sera peut-être plus jamais le même, mais la culture dont il est l'expression continuera sa route.

 

Et l’on comprend, après tout cela, que le même mouvement se reproduit de fois en fois, le même drame, qui finit par s'imposer comme un script, une fabula préfabriquée avec décadence décriée, fin pressentie et renaissance à la clé; défenseurs nostalgiques d'une tradition, d'un côté, et adeptes du renouveau, de l'autre. L'imaginaire de la fin se saisit d'une transition, que ce soit celle du roman ou du livre –quand ce n'est pas celle d'une société, d'une civilisation tout entière–, et l'exploite comme crise. Et puisque les fins frappent l'imagination, l'idée se répand comme une traînée de poudre et s'impose comme une vérité, sans cesse réitérée.  C'est un trait de l'imagination, a expliqué Frank Kermode, d'être toujours à la fin d'une ère (1966, p.96), de se percevoir dans ce chronotope précis où tout risque de basculer. L'urgence, le caractère exceptionnel de la situation favorisent une posture héroïque et la recherche d'un ordre, qui n'est jamais que la version idéalisée d'un passé déjà caduc.

 

 

 

Bibliographie

 

 

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Bertrand Gervais est professeur titulaire au département d'études littéraires de l'Université du Québec à Montréal. Ses travaux portent sur la sémiotique, les théories de la lecture littéraire et la littérature américaine. Il est le responsable de l'équipe de recherche L'imaginaire de la fin (Fonds FCAR). Il a publié Lecture littéraire et explorations en littérature américaine (1998), À l'écoute de la lecture (1993) et Récits et actions (1990), de même que des articles dans La lecture littéraire, New Literary History, Stanford French Review, Poétique, Protée, RS/SI, etc.

 

 

 

Résumé

 

This article takes the american controversy on the death of the Novel, in the sixties, as an example of a cultural crisis. This death of the novel controversy is not an exceptional event, but one in a series of Deaths, which have touched not only a literary genre, but also God, Man, the Author, Music, Art, History, Ideology, and more recently the Book and Print culture. To better understand how this last crisis, the end of books, is a repetition of the death of the novel controversy, I will describe both as a manifestation of the same apocalyptic imagination, which invariably transforms a transition into a crisis bringing about an end.

 

 

Cet article prend le débat américain sur la mort du roman, qui a éclaté dans  les années soixante, comme un exemple de crise culturelle. C'est que la mort du roman n'est qu'un crise parmi d'autres, un épisode dans une longue séquence de morts qui, au delà de la littérature, a aussi touché Dieu, l'homme, l'auteur, la musique, la peinture, l'Histoire, les idéologies et qui rejoint, dernièrement, le livre et la culture de l'imprimé. De façon à comprendre comment cette dernière crise, la fin du livre, reproduit la mort du roman, je vais décrire les deux comme les manifestations d'un même imaginaire qui s'empare d'une situation de transition pour la présenter comme une fin.

 



[1] La recherche menant à cet article a été rendue possible par une subvention du Conseil de recherche en sciences humaines du Canada et elle s'inscrit dans le cadre des travaux de l'équipe de recherche de L'imaginaire de la fin (Fonds FCAR), de l'Université du Québec à Montréal.

[2] If literature has died,"  explique de fait Alvin Kernan dans The Death of Literature, "literary activity continues with unabated, if not increased, vigor, though it is increasingly confined to universities and colleges. Stories and poetry are written and read, plays are performed, and strenuous efforts made to write well." (1990, p. 5 et passim) Quand ce n'est pas la littérature entière qui est dite morte, c'est un genre, voire un sous-genre. James W. Tuttleton affirme pour sa part que: "There is one type of novel, though, which is generally held to be deader than usual – especially in his country. And when, in our recent criticism, writers have reflected on the death of the American novel, they have usually meant a certain kind of novel – the American novel of manners." (1972, p. 7)

[3] Les sémiotiques de la fin fonctionnent sur un double mouvement. À l'opacité grandissante du monde répond une intensification du travail sémiotique. Plus le monde est menacé à même ses fondations, plus il est hermétique, et plus le besoin de le comprendre se fait grand, plus il devient impérieux d'interpréter les signes par lesquels il se fait connaître. L'interprétation, dans ce cas-ci, passe par l'hypothèse que ces signes tracent bel et bien les contours d'une situation de fin. Interprétant qui se présente comme une hypothèse complexe, faite de scénarios préétablis, inspirés souvent de textes bibliques ou de projections scientifiques, et qui permettent d'identifier les événements et les situations, et de leur attribuer une signification. L'imaginaire de la fin est une sémiose  d'une tonalité particulière (Peirce), qui s'alimente d'une ensemble structuré d'interprétants.

[4] De nombreux autres titres jouent aussi  sur cette rhétorique eschatologique, au point où la fin et son imaginaire apparaissent comme un leitmotiv essentiel chez Fiedler. What was Literature?, essai de 1982,  privilégie ainsi un regard rétrospectif: la littérature n'est plus, la fin est déjà accomplie, reste à savoir ce qu'elle avait été.  Il y a eu aussi An End to Innocence (Boston, The Beacon Press, 1952), "The Death of Avant-Garde Literature" (Collected Essays, 1971), "The Death and Rebirths of the Novel" (Salmagundi, no.50-51, 1981, p. 142-152), etc.

[5] William Gaddis a déjà publié The Recognitions en 1955; John Hawkes a écrit  The Cannibal  en 1949, The Beetle Leg en 1951, The Lime Twig en 1961 et Second Skin en 1964; Catch-22 de Joseph Keller sort en 1962, tout comme One Flew over the Cuckcoo's Nest de Ken Kesey; Thomas Pynchon fait paraître V en 1963 et Robert Coover, The Origin of the Brunist en 1965. La seconde moitié des années soixante explosera d'une littérature qui brisera toutes les conventions.

[6] Frederick A. Karl va expliquer laconiquement que: "The death of the novel controversy (d.o.n.c.) is connected to the assimilationist tendencies of the marketplace and to the role of the novel as entertainment, the novelist as entertainer. D.o.n. talk had begun as early as the 1950s, but in the 1960s, passions flared."  (1983, p. 2)

[7] Pour Fiedler, cet ajout n'est qu'une autre manifestation de la mort du roman: "I have been reminded of how central this consciousness of writing posthumous novels, or more precisely, death-of-the-Art-Novel-Art-Novels has become for some of the most respected writers of our time, as I have tried recently, with some difficulty, to read my way through John Barth's Letters; which, it occurs to me, may represent for him a step beyond, perhaps even the beginning of a return to tradition; and is best understood perhaps as a death-of-the-death-of-the-Art-Novel-Art-Novel." (1980-81, p. 144)

[8] En 1980, paraît une second article, "The Literature of Replenishment" (repris également dans The Friday Book, 1984), où Barth entreprend  de corriger non pas son propre tir, mais celui de ses lecteurs, qui avaient lu le premier comme un appel à la mort du roman. La "littérature de l'épuisement" y devient la "fiction postmoderne".

[9] J'ai présenté certains de ces aspects métafictionnels dans Lecture littéraire et explorations en littérature américaine (1998).

[10] Pourtant, comme le dit Barthelme, l'indétermination est essentielle à toute conduite esthétique: "le non-savoir est essentiel à l'art, c'est ce qui  permet à l'art d'être créé. Sans le processus de balayage généré par le non-savoir, sans la possibilité d'avoir l'esprit se déplacer dans des directions inédites, il n'y aurait pas d'invention." (1997, p. 12) Le non-savoir n'est pas l'absence de tout savoir, c'est simplement ne pas savoir qu'on sait. Ne pas se mettre dans une position d'interprète, mais rester du côté du scribe. Faire et non (se) regarder faire. C'est l'inachevé, l'œuvre invisible de Borges.

[11] Le même Birkerts a édité en 1996 un essai, intitulé Tolstoy's Dictaphone. Technology and the Muse (Saint Paul, Graywolf Press), constitué de réactions  aux innovations technologiques actuelles. On y trouve, entre autres, une contribution Carole Maso qui commente le débat sur la mort du roman puis du livre (p. 50 et passim).

[12] On peut penser à Afternoon, a Story (1987) de Joyce, à  The Colour of Television de Moultrop et Cohen (1995), et aux autres hypertextes de fiction disponibles chez Eastgate Systems. On en trouve un aperçu dans l'essai de George P. Landow, Hypertext. The Convergence of Contemporary Critical Theory  and Technology (1992).